Livres hebdo, juillet 2003, par Jean-Maurice de Montremy

Les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov comptent parmi les œuvres majeures du XXe siècle. Nés dans « l’Auschwitz soviétique » de la Sibérie, rédigés dans la clandestinité, publiés dans le désordre, ils font l’objet d’une nouvelle édition intégrale.

La Kolyma, fleuve de Sibérie orientale, se jette dans l’Antarctique. Son cours supérieur recèle des gisements aurifères – pour le malheur des hommes, car c’est bien la seule qualité de cette « planète » où le stalinisme déporta des centaines de milliers de prisonniers. Ce fut, selon Michel Heller, un « Auschwitz soviétique ». Le gel y faisait office de chambre à gaz (voir l’extrait).
Condamné pour s’être opposé au stalinisme, le journaliste et poète Varlam Chalamov (1907-1982) avait déjà fait l’objet d’une première déportation dans l’Oural, à la Vichéra de 1929 à 1932. Toujours inventive en matière de sigles et abréviations, la bureaucratie le classe en 1937 KTRD (fauteur d’activités contre-révolutionnaires trotskistes). On l’expédie, cette fois, dans la Kolyma. Pour cinq ans, théoriquement. Il n’en sortira que dix-sept ans plus tard. Au gré des purges, des changements de cap et des accusations forgées de toutes pièces, Chalamov – comme tant d’autres – semble pris à jamais dans l’engrenage. Son principal tort : s’acharner à ne pas mourir. Cela contraint l’administration à lui trouver d’autres statuts, et le trimbaler d’un camp à l’autre, jusqu’au jour où il obtient la place d’aide-médecin, en 1946.

Cette possibilité d’assister les autres, de n’être plus réduit au rôle de seul « objet jetable », le sauve. Libéré en 1951, mais contraint de continuer à la Kolyma son travail d’aide-médecin jusqu’en 1953, il peut en effet revenir à l’écriture, et s’interroger.

« Dans quelle langue m’adresser au lecteur ? écrit-il. Si je privilégiais l’authenticité, la vérité, ma langue serait pauvre, indigente. Les métaphores, la complexité du discours apparaissent à un certain degré de l’évolution et disparaissent lorsque ce degré a été franchi en sens inverse. » L’évolution à rebours – l’inexorable marche à reculons du monde chaud et souple au monde minéral et gelé – est la seule « théorie » de cet impressionnant ensemble de courts récits. Plus l’homme régresse vers l’état animal, puis végétal, puis minéral, plus il se resserre autour de la seule chose qui reste encore : la vie, l’obscure vie, l’improbable vie qui persiste dans l’inanimé. Il n’y aura pas de digressions, pas de jugements moraux. Chalamov ne veut rendre rien d’autre que cette concentration à laquelle tous se trouvent asservis. Dans une fosse commune, dit l’un des récits, des milliers de cadavres ont été recouverts de pierre (la notion de terre meuble est, à la Kolyma, une notion absurde). La pierre, comme toujours, résiste au travail des hommes. Chacun pour soi. Elle s’efforce de rejeter les cadavres gelés qui prétendent entrer en son sein. Les hommes gagnent, forcent la pierre à recevoir les cadavres. La pierre, tenace, prépare sa revanche. Au bout de six ans d’hivers rigoureux et de brefs étés brûlants, elle recrache tout : le gravier de morts a été entièrement conservé par le froid. La pierre a gagné.

De retour à Moscou, Chalamov se voit renié par sa femme. Elle ne veut pas que leur fille, élevée dans la haine des ennemis du peuple, sache quoi que ce soit de l’expérience des camps. Solitaire, voué aux publications clandestines ou semi-clandestines, Chalamov élabore peu à peu ce monument du XXe siècle dédié, selon ses propres termes, à « la grande égalité de droits entre la ration de pain et la haute poésie ». Les récits – dont Chalamov ordonne l’ensemble selon une subtile architecture – se diffusent de façon fragmentaire, dans le désordre, y compris à l’étranger, jusqu’à une première publication en russe, à Londres, en 1978. Quand l’exemplaire parvint à l’écrivain, celui-ci était aveugle. Il tenait enfin son livre dans ses mains. Il ne pouvait plus le voir. Muté dans un asile de vieillards, aux allures d’asile psychiatrique, il s’estime de nouveau prisonnier. Il meurt en 1982. Les Récits de la Kolyma étaient, bien sûr, toujours interdits en Russie.

La nouvelle édition intégrale proposée par Verdier, avec la collaboration des trois grandes traductrices de Chalamov, permet enfin l’approche exacte du chef-d’œuvre. Elle respecte la construction mise au point par l’auteur. Elle restitue, dans un français exact, le vocabulaire particulier de la Kolyma et le style « minéral » du poète.

On ne résume pas. Tous ces personnages, ces baraquements, ces paysages, ces objets s’imposent avec un intense dénuement. Chalamov nous a prévenus : « Je compris l’essentiel : l’homme n’était pas devenu l’homme parce qu’il était la créature de Dieu, ni parce qu’il avait aux mains ce doigt étonnant qu’est le pouce. Il l’était devenu parce qu’il était physiquement le plus robuste et, en second lieu, parce qu’il avait forcé son esprit à servir son corps avec profit. »