La Liberté, 7 avril 2012, par Alain Favarger

L’humeur vagabonde de Golovanov

Errance. Dans une suite de récits solaires, Vassili Golovanov nous entraîne dans ses voyages intérieurs. À la découverte de la Russie profonde, au charme inaltérable.

Avec le printemps revient l’humeur vagabonde. Le désir de filer au large, de respirer l’air du renouveau. D’étreindre les matins du monde. Dans une écriture d’une belle veine, Vassili Golovanov, dont on ne connaissait jusqu’ici que l’Éloge des voyages insensés (Verdier, 2008) donne un prolongement délicieux à sa démarche buissonnière.

Ce qui requiert l’attention de cet homme au regard pénétrant et au visage fin, surmonté d’une courte crinière poivre et sel, c’est le lien intime entre la langue et la terre. Le mystère complexe aussi de la filiation entre le pays profond et la mémoire affective. Tout ce qui dans un paysage renvoie à la nostalgie de l’enfance ou au mythe du paradis perdu. Aimer les méandres d’une rivière, un moutonnement de collines ou l’échancrure touffue d’un vallon, évoque un univers de sensations personnelles. À nul autre pareil, et pourtant susceptible d’être partagé, de créer du sens, de l’empathie entre les êtres.

Golovanov aime partir d’un lieu décentré ou improbable. Ainsi quand fi s’en va à la recherche de la source introuvable de la Volga, l’un des plus grands fleuves du monde. Une vraie aventure tant les pistes, les fils s’entremêlent dans les profondeurs de la fameuse forêt d’Okovsk abritant ladite source. Au milieu d’un paysage semblant appartenir à un autre temps. La route y fait des zigzags fantasques, grimpe, puis plonge au cœur du printemps verdoyant de couleurs tendres. Alors que tout cela deviendra bientôt, entre aulnes, bouleaux, trembles et barbes hirsutes des pins, « un rideau feuillu serré, impénétrable ».

Il y a, paraît-il, un gardien de la source qui possède la clé ouvrant sur le premier filet du fleuve. Or il est aussi difficile à trouver que l’objet de la quête. À moins qu’il ne s’agisse de ce berger un peu sourd, qui tient également la petite épicerie du village. Peu importe d’ailleurs tant on comprend finalement qu’ici « la terre suinte, dégouline, ruisselle ». Une vraie éponge que cette forêt saturée d’eau, clapotante et gazouillante, gonflée de bulles, couverte de flaques où se mirent le bleu du ciel et le blanc des nuages.

Magie de la naissance

Dans cette « Forêt-Mère-des-Eaux », ils sont innombrables finalement les ruisseaux qui peu vent prétendre au rôle de source. Et l’écrivain de se laisser aller à la plus sublime élégie. À partir de la petite déception de constater que la Volga, si vaste, si puissante vient de si peu, de presque rien, Golovanov donne soudain à son évocation les teintes d’une tendresse infinie. Où l’eau modeste des débuts est touchée par la grâce de l’enfance du monde. C’est la magie des commencements, l’émotion virginale de la naissance, de la coupure secrète. Toute la force du futur fleuve, contenue dans sa faiblesse. Avant qu’il ne se déploie, se répande, surmontant « toutes les horreurs posées en travers de sa route par les hommes d’aujourd’hui et, tel un flot de lave, scindé en une multitude de bras, se dirige vers la mer Caspienne.

La steppe illimitée

Partout où il voyage, Vassili Golovanov recherche l’insolite, la face cachée de la beauté, les traces du mythe, l’impulsion intérieure, le désir de vie. Une bonne partie du livre est consacrée au versant asiatique de la Russie, à la steppe sèche, illimitée résonnant encore des chevauchées de Gengis Khan. Le texte alors trépigne pour mieux saisir l’emballement des impressions suscitées par cet univers des confins, entre Sibérie et Extrême-Orient, où tout ce qui existe est « sacré, doté de vie, puissance, montagnes, arbres, vallées, sources, animaux, oiseaux et êtres humains ». Dans un entrelacement de fils où passent les oracles des chamans, la chaleur animale des yourtes, la musique du vent dans les arbres recouverts de rubans multicolores ou les éclats des tessons de bouteilles cassées, transports religieux et alcool allant de pair.

Le parc des Bakounine

Mais le clou de cet excellent recueil tient dans le chapitre relatant la visite au parc de Priamoukhino, créé au 19e siècle par le père de Bakounine, quelque part entre Moscou et Saint-Pétersbourg. Docteur en philosophie de l’Université de Padoue, cet idéaliste voulut y fonder l’utopie d’un monde harmonieux façonné par la raison en osmose avec la nature et le Créateur. D’où une abondance phénoménale d’arbres et de fleurs, de sentiers, d’allées pittoresques, de cascades bondissant dans des lacs. Cet univers en chanteur n’empêchera pas le fils de la famille de verser dans l’anarchisme et le rejet des va leurs paternelles.

Vassili Golovanov montre l’hiatus entre ces deux visions du monde, les malheurs à répétition frappant la famille, les fuites et les exils du révolutionnaire banni. Son mariage malheureux avec une jeunette, son élève de dix-sept ans, sa foi dans les vertus de la destruction, stigmatisée par Dostoïevski dans Les Démons. profond désenchantement qui saisit le leader anarchiste à la fin de sa vie. Le curieux paradoxe encore de voir la nouvelle génération anarchiste tenter aujourd’hui de sauver le parc de Priamoukhino, si violemment rejeté à l’époque par le fils renégat. Une histoire russe en somme, pleine de bruits et d’élans mystico-poétiques, racontée avec allant par le décidément très subtil Golovanov.