La Croix, 14 novembre 1993, par Jean-François Bouthors

De l’impossible assassinat de la littérature

Le livre, cette foultitude de petites traces noires alignées sur le papier blanc, est à l’idée de ce que le corps est à l’âme. Peut-on les dissocier ? Sept écrivains tentent l’expérience, abandonnant à tout jamais la perspective de voir leur littérature imprimée, et par là même vendue, galvaudée, prostituée. Ils décident de se réunir en un cabinet retiré, dont l’écrit sera proscrit, pour se raconter tour à tour les récits que leur inspirent les thèmes qu’ils se donnent. Récits aussi secrets que les jardins de saint François qui souhaitait, explique Sigismund Krzyzanowski, qu’ils ne fleurissent que pour eux-mêmes, hors de portée de tout regard.

L’auteur laboure là son sillon favori, celui du sens de l’écriture et de l’imaginaire. Déjà, dans Le Marque-Page, on avait remarqué cette inclination de l’auteur à jouer du récit dans le récit. Et si le fantastique rapproche Krzyzanowski de Poe, cette réflexion sur la littérature fait penser à Borgès. Et elle est d’autant plus vertigineuse que rien n’en fut publié du vivant de l’auteur.

Il est vrai qu’elle verse très vite du côté d’une réflexion sur la liberté des personnages ou sur le pouvoir. Ce qui ne pouvait que déplaire aux censeurs soviétiques. Ainsi, l’un des sept jurés imagine-t-il que les rôles inventés par Shakespeare sont doués d’autonomie, dans une sorte de royaume des doubles, qui finit par jeter la confusion sur la séparation entre le réel et l’imaginaire. Un autre décrit une société dominée par une poignée d’individus ayant transformé le reste des humains en quasi-machine. Et dans le petit cercle des tueurs de lettres, la puissance du récit fait déjà des remous, mettant en cause les rapports de pouvoir.

Peut-on longtemps habiter l’idée pure ? Peut-on imposer le fait qu’elle ne se transmette pas, qu’elle ne sorte pas du cénacle, qu’elle ne trouve pas sa traduction, son incarnation, dans l’écrit ? Et de fait, en dépit de l’interdit qui règle l’existence du club, le livre est bien là, livré à la lecture du public, à son appréciation, à son plaisir. Quelqu’un l’a écrit, quelqu’un a porté témoignage en brisant le secret, quelqu’un qui fut introduit dans le cercle. Pourquoi ?

Krzyzanowski, ce Polonais né à Kiev, écrivant en russe, qui parcourut les universités européennes à la veille de la Première Guerre mondiale, éblouit ici par l’immensité de sa culture. Sa force tient en cela que quel que soit le thème par lequel il met en jeu cette culture, c’est toujours dans l’espace d’une interrogation vitale. La littérature est un jeu grave auquel il se prend pour regarder la vie. Un jeu, parce qu’on peut, comme au taquin, bousculer l’agencement de toutes les pièces – et l’un des récits des sept en est une démonstration brillante. Mais un jeu grave, parce que la partie ne se gagne qu’en s’empoignant à la question du sens.

Et c’est bien pourquoi le récit du traître, du témoin, ou de l’homme en trop – c’est selon le point de vue que l’on adopte – s’achève par cette phrase lumineuse : « Voilà, je rends les mots, tous les mots, sauf un : la vie. »