Libération, 4 novembre 2010, par Philippe Lançon

Voyage au futur intérieur

Le héros de Krzyzanowski fuit la Russie de Staline par la science-fiction.

On voudrait aller en arrière pour corriger la vie ou en avant pour en saisir le sens : le type qui voyage dans le temps est rarement un modeste. Ce n’est pas non plus un vrai voyageur. Son problème est de rentrer, à la bonne date, pour donner au monde les leçons qui s’imposent. Son voyage métaphysique est politique. En 1895, le voyageur du temps de H. G. Wells observe dans le futur les effets désastreux du capitalisme. En 1984, le héros de Terminator rejoint le passé pour empêcher les machines d’installer leur dictature. En 1929, année où ce récit est écrit, Max Sterer, le héros excentrique et renfermé de Souvenirs du futur veut faire la nique au temps. C’est l’année où Staline prend totalement le pouvoir. La science-fiction est une manière d’échapper à la réalité tout en la décrivant.

Alliages

L’auteur, Sigismund Krzyzanowski, 1887-1950, ne paraît pas avoir bénéficié de son talent. Il est mort pauvre, inconnu, non publié ou presque. Ses nouvelles, ses courts romans, ont les qualités propres aux meilleurs textes russes de ces années-là : vitesse d’exécution et d’imagination, modernisme sans psychologie, choc des métaux syntaxiques et philosophiques, goût de la technique et des descriptions cubistes, sens de l’humour et de l’anticipation concentré dans des alliages qui relèvent de la chimie – ou de la magie. Expliquant une formule mathématique, Sterer dit : « Et de nouveau une formule où l’on peut se perdre plus souvent qu’en plein bois. En littérature, on ne va que d’une orée à l’autre. » Krzyzanowski veut aller un peu plus loin que là où mène la littérature, c’est pourquoi il en fait. En chemin, il a échappé au temps par l’oubli. Quelques éditeurs de par le monde, dont Verdier, le font depuis vingt ans revenir parmi nous.

Pagaie

Dans son enfance, Max Sterer a joué avec une horloge. Surdoué scientifique issu d’une famille allemande russifiée, minoritaire de cœur et par généalogie, il veut bâtir la machine qui lui permettra, en voyageant dans le temps, de le dominer : « Une barque qui a perdu ses rames ne peut que descendre le courant, du passé au futur, et c’est tout. Jusqu’à ce qu’elle se brise sur le rocher ou se remplisse d’eau. Moi, ce que je donne aux gens, c’est une simple pagaie, une rame qui empêche les secondes de fuir. C’est tout. » La pagaie fait dans le livre l’objet de développements techniques et mathématiques auxquels on ne comprend rien, c’est sans importance. Max a plutôt mal choisi son époque pour la fabriquer. Il vit en Russie, puis en URSS, de l’avant-guerre aux années 1920. Le temps va plus vite que la musique. On peut même dire que sa vitesse détruit et assourdit à peu près tout ce qui passe. Max bâtit une première machine, grâce à l’argent d’une femme dont il éduque le fils. C’est l’occasion d’apprécier son angle de vision, lorsqu’il parle d’amour : « Si on laisse le plus pur et le plus sincère, ce qui a le plus profondément marqué la mémoire, la pellicule sur laquelle nous transférons les séquences des premiers rendez-vous raboutés l’un à l’autre nous montrera une femme qui, à la vitesse d’une bille de roulette sautant de case en case, vole d’étreinte en étreinte et vieillit sous nos yeux ; à un juriste, bien sûr, cela rappellerait l’article du code pénal qui traite du “viol en réunion”. » L’amitié, il y a renoncé depuis la mort d’un compagnon d’étude. Le temps, c’est de la douleur ; les sentiments l’accentuent.

« Mou et décoloré »

La guerre, la captivité en Allemagne, la révolution russe interrompent ses travaux. Vers 1924, un groupe d’hommes, qui paraissent sortir d’une société secrète de Stevenson, financent le survivant. Certains veulent retourner avant 1917 pour retrouver ce qu’ils ont perdu. Il leur fausse compagnie, atterrit en 1957, revient en 1928. Un grand homme lui rend visite, c’est peut-être Staline, même s’il est de grande taille, puis Max disparaît. Avant sa dissolution, il écrit un livre, à l’aide d’un écrivain. Son futur, explique-t-il, était « mou et décoloré ». Le « drapeau rouge ne renonçait pas à la couleur, mais en elle, comme en toute chose, progressivement, seconde après seconde, se déposait une certaine grisaille, comme de la cendre, un voile d’irréalité qui décolorait tout ». Les recherches de Max Sterer ne seront pas plus éditées que les livres de Krzyzanowski, mais elles circulent, nous dit ce récit, sous forme de samizdat.