La Quinzaine littéraire, 1er juin 2003, par Christine Jordis

Le pouvoir de métamorphose

Inconnue, Kathleen Raine ne nous l’était pas, ses autobiographies avaient déjà paru en français : Adieu prairies heureuses retrace les premières années passées dans le Northumberland, près de la frontière écossaise, une vision fugitive du paradis qui devait donner sens et direction à sa vie : « Si l’on oublie totalement la vision de l’Éden, on perd le sens même de la vie qui est de tendre vers cet état de conscience profonde. »

Le Royaume inconnu, situé dans le Cambridge de l’entre-deux guerres moins unifié que le premier livre, traversé d’expériences douloureuses, raconte une errance et une quête à travers des périodes d’absence à soi-même pour retrouver le « fil perdu »; dans La Gueule du lion, le troisième tome, Kathleen Raine raconte son amour pour le célèbre naturaliste Gavin Maxwell, un lien qui la reporta à la terre dont ils étaient tous deux issus, aux « lieux de son imagination », au sens où Blake entendait le mot, c’est-à-dire à leur commun paradis. Le quatrième volume, India Seen Afar, non publié en français, porte sur l’Inde, pays où elle s’est souvent rendue et dont les textes sacrés ont nourri sa pensée.

« Ce n’est pas la matière, mais l’esprit, ou l’âme, ou l’imagination qui sont le fondement du vivant » déclare-t-elle dans un livre d’essais sur Yeats récemment paru en français, et, dans Le Monde vivant de l’imagination, un recueil de neuf études qui de Platon à Plotin, Blake, Yeats et Shelley, donne la mesure de son parcours poétique : « L’imagination, conscience supérieure, est un droit inné partagé par tous. »

Mais, dit Kathleen Raine, « nous évoluons dans un monde auquel la notion même de hiérarchie entre différents degrés de conscience est étrangère ». En 1981, afin de lutter contre cette ignorance et le matérialisme ambiant (« inverser le courant matérialiste et affirmer les valeurs sacrées »), elle fondait la revue Temenos, puis, en 1998, alors qu’elle atteignait ses quatre-vingt-dix ans, la Temenos Academy Review qu’elle continue de diriger aujourd’hui. Elle y affirmait l’existence d’une telle hiérarchie – d’une dimension verticale, sans lien avec aucune religion, qui nous permet de percevoir d’autres niveaux de réalité : « Je tiens à préciser que l’objet de ma réflexion ne concerne aucunement “un autre monde”, mais la façon dont nous faisons l’expérience de celui qui est le nôtre. Cette dimension verticale, l’observateur la porte en lui, et son pouvoir de transformation opère bel et bien dans ce monde-ci. »

Ce pouvoir de métamorphose – celui de percevoir une réalité différente, non plus usée, ternie par l’habitude, mais vivante, présente en nous, telle une révélation – Kathleen Raine l’a décrit à de multiples reprises dans ses autobiographies. Il est au cœur de ses volumes de poèmes, avec le thème du paradis perdu auquel de tels instants de vie permettent de faire retour. « Home coming », revoir le lieu d’origine, l’expérience de l’appartenance puis de l’exil a nourri toute la poésie de Raine, depuis Stone and Flower (1943) jusqu’à La Présence (1987) qui paraît pour la première fois en français aujourd’hui, dans une édition bilingue. Ainsi reprend la publication de l’intégralité de l’Œuvre poétique, commencée par François Xavier Jaujard aux éditions Granit, avec Isis errante (1978), Sur un rivage désert (1978), Le Premier jour (1980), trois volumes épuisés dont Jean-Yves Masson annonce la reprise chez Verdier.

La Présence réunit tous les thèmes de l’œuvre, à commencer par le lien avec la nature dont les éléments familiers – « Ciel, jardin, arbre, oiseau… / Ces jeunes feuilles, ces pâquerettes, / Le vent contrasté / Qui miroite sur les brins / D’herbe chatoyante… » – liés en une même vision, existent en elle, deviennent ce qu’elle est, transformés en une joie, une sagesse ou un chagrin, vivants comme le cours du sang. Tandis que la déchire le sentiment de la perte et de la séparation (« Un départ »), quand elle doit quitter la maison aimée et ses souvenirs, c’est la vue de la fauvette des haies, « intrépide et lustrée », qui lui restitue l’éternel présent, l’ici et maintenant, le sens de l’amour et l’aptitude à l’abandon. Comme lui donnent une sensation de sérénité les nuages qui sont pourtant la proie des vents, sans cesse formés, sans cesse dissous (« Dans le royaume de Paralda ») – un paradoxe par lequel les contraires se trouvent réconciliés et obtenu le consentement à l’inconnaissable, à l’avenir qui fait peur. « Au repos dans le devenir / À travers l’azur ils se meuvent… » Au-delà de l’idée passagère, l’esprit embrasse le temps et le devenir dans la totalité qui ne change pas.

À Londres, le vent souffle sur les détritus, papiers, boîtes vides, graviers, il n’en reste pas moins l’élément de l’air, l’haleine de la terre, et la pluie, infectée par l’air empoisonné, capte encore la lumière de l’arc-en-ciel, ouvrant ainsi une promesse. Malgré la souffrance et les périodes de sécheresse intérieure, la joie, ou son souvenir, demeure présente, une expérience qu’on ne peut plus oublier « Joie, fragile, brève, / Bientôt, jadis, alors, nulle part ».

La traduction de Philippe Giraudon a su rendre la limpidité et la force du texte anglais.