La Quinzaine littéraire, 16 juin 2002, par Carle Bonafous-Murat

L’architecture de l’histoire

Yeats publie La Tour (The Tower) en 1928, au terme d’une décennie qui est l’héritière de la Première Guerre mondiale, et qui a vu l’Irlande, après un conflit de près de trois ans contre l’Angleterre, accéder à une relative indépendance avec la création de l’État Libre en 1922, puis se déchirer dans une guerre civile fratricide. Le recueil, tout en enregistrant avec précision ces bouleversements historiques, tente de les intégrer dans un grand schéma historique qui explore les potentialités architecturales, collectives et individuelles, du motif de la tour.
Dans La Tour, Jean-Yves Masson poursuit le beau et patient travail de traduction de l’œuvre poétique du poète irlandais William Butler Yeats, entrepris avec Les Cygnes sauvages à Coole, prolongé par Michael Robartes et la danseuse et, plus récemment, par les Derniers poèmes.

La tour qui donne son titre au recueil, en irlandais Thoor Ballylee, est la demeure dont Yeats fit l’acquisition en 1917, un an seulement après le soulèvement de Pâques 1916, célébré dans un poème de Michael Robartes et la danseuse. À l’époque où ces événements révolutionnaires se produisirent, Yeats se trouvait en Angleterre, dans le Gloucestershire, chez son ami William Rothenstein. La légende, partiellement étayée par les recherches historiques et par la correspondance du poète, veut que Yeats, bouleversé par l’annonce du soulèvement mais aussi indigné d’en avoir été tenu à l’écart, ait décidé d’acheter Thoor Ballylee en réaction à l’événement, comme s’il souhaitait réinscrire dans l’espace irlandais sa présence, et à travers elle celle de la classe de grands propriétaires terriens protestants, la Protestant Ascendancy, dont il entendait continuer à incarner les valeurs et à défendre l’héritage culturel.

L’architecture constitue pour cette raison même le principal soubassement imaginaire du recueil, et plusieurs poèmes témoignent de la tentative de Yeats d’appréhender l’évolution historique de l’Irlande et de l’humanité en général en termes de construction. Le plus long poème du recueil, « Méditations en temps de Guerre Civile », débute ainsi par la description, sur le mode allégorique, d’une demeure de style classique dont les marques d’opulence – « fontaines fleuries », « pelouses égales » ou « portes armoriées » (apparaissent comme autant de signes d’une esthétique qui se tient à l’écart du mouvement de l’Histoire. Au contraire, à partir de la deuxième section, significativement intitulée « Ma maison », la tour devient le lieu d’inscription d’une nouvelle esthétique, à la fois plus pittoresque et plus heurtée, qui permet d’intégrer la violence de l’Histoire contemporaine :

Un pont ancien, et une tour plus ancienne encore,
Une ferme que protègent ses murs,
Un arpent de terre rocheuse
Où la rose symbolique peut fleurir,
De vieux ormes déplumés, d’innombrables vieux prunelliers
Le bruit de la pluie ou le bruit
De tous les vents qui soufflent ;

Assiégée par les vents et la pluie, la tour au sol rocailleux et aux arbres déchiquetés devient ainsi l’emblème d’une certaine forme de résistance mais aussi d’ouverture à la puissance destructrice du temps historique.

Comme le rappelle Jean-Yves Masson dans son introduction, Yeats a tenté d’appréhender, et donc de dépasser, cette violence en élaborant un grand schéma historique décrit avec minutie dans l’ouvrage qu’il publie en 1925, Vision. Cette structure, où s’entrecroisent sous forme de représentations géométriques les cycles de l’âme humaine individuelle et les cycles de l’évolution de l’humanité tout entière, constitue probablement la grande contribution de Yeats au modernisme des années 1920, dans la mesure où elle permet, à l’instar de ce qu’avaient tenté d’accomplir Eliot et Joyce dans The Waste Land et Ulysses, de surimposer une forme au chaos de l’Histoire. Elle offre également à Yeats une nouvelle source d’inspiration à laquelle puisent plusieurs textes de La Tour, dont l’écriture fut contemporaine de Vision : « Deux chants tirés d’un drame », « Léda et le cygne » ou « Sagesse ». Tous ces poèmes se situent à ce moment charnière de l’Histoire que représente pour Yeats le passage d’une civilisation à une autre, l’instant de bascule où toutes les valeurs sur lesquelles reposait une époque historiquement déterminée s’effondrent sous les coups de boutoir d’une civilisation qui en est l’antithèse. Ainsi « Léda et le cygne », qui s’intitulait à l’origine « Annonciation », peut être lu à la fois comme une représentation de la naissance de la civilisation grecque antique mais aussi comme figurant l’avènement de la civilisation qui met fin à vingt siècles de christianisme. En l’espace d’un simple sonnet, dont la puissance d’évocation est admirablement rendue par la traduction qu’en donne Jean-Yves Masson, Yeats parvient à concentrer toute l’énergie qui alimente cette transformation historique radicale :

Un coup de vent soudain : les grandes ailes qui battent encore
Au-dessus de la fille chancelante, ses cuisses caressées
Par les palmures noires, la nuque prisonnière du bec,
Lui la pressant, poitrine contre poitrine désarmée.
Comment ces doigts terrifiés, incertains, pourraient-ils
Repousser cette gloire emplumée de ses cuisses qui s’ouvrent ?
Comment le corps gisant, livré à cet assaut de blancheur
Pourrait-il ne pas sentir le cœur étrange qui bat là ?
Un spasme au creux des reins engendre là
Les murailles abattues, la tour et le palais en flammes,
Et Agamemnon mort.
Si brusquement ravie, domptée
Par la brutalité du sang des airs, put-elle recevoir
La science de l’oiseau en même temps que sa puissance,
Avant que le bec indifférent ne la laissât retomber ?

Au-delà de l’effet de compression que Yeats parvient à insuffler au mouvement même de l’Histoire – les murailles abattues et le feu destructeur annoncent la chute de Troie, déjà contenue en germe dans les débuts de la nouvelle civilisation (l’originalité d’un tel poème tient au fait que le viol est représenté du point de vue de la jeune femme et non de l’extérieur). Comme l’illustrent les questions qui ponctuent « Léda et le Cygne », l’Histoire, dans La Tour, est appréhendée subjectivement, ses grandes mutations sont perçues comme autant de mouvements de conscience, si bien que plusieurs critiques yeatsiens ont également voulu voir dans ce poème une représentation de l’ébranlement qui saisit le poète lorsque l’image visionnaire, qu’il va ensuite tenter de retranscrire dans son poème, s’empare de son esprit et le dessaisit de lui-même, le laissant, pour ainsi dire, féminisé.

Tout au long du recueil, la tour, dont on trouve ici un nouvel avatar sous les espèces de « la tour en flammes », permet ainsi d’assurer la transition de l’individu à la communauté, de la voix personnelle et lyrique à la voix collective et historique. Car si La Tour retrace l’élaboration d’une vision totalisante de l’Histoire, il se donne également comme l’expression d’un parcours individuel. Aux deux extrémités, « La Traversée vers Byzance » et « La Nuit de la Toussaint », que relaie au centre du recueil « Parmi les écolières », tentent d’articuler les rapports de l’âme et du corps individuel. Yeats, né en 1865, avait plus de soixante ans lorsqu’il publia La Tour, et tous les poèmes portent à des degrés divers la trace de cette conscience d’un corps qui devient étranger à l’individu même parce qu’il se désagrège sous l’effet du temps – véritable « bouilloire cabossée attachée à mes talons » pour reprendre l’image saisissante de « La Tour », le poème éponyme.
On mésestime parfois la place du corps propre dans la poésie de Yeats et dans son évolution. Le poète n’a pourtant cessé de l’affirmer : toute pensée, aussi complexe soit-elle, toute œuvre d’art, aussi impersonnelle soit-elle, permet dans une certaine mesure de compenser et de réparer les blessures que le temps inflige au corps et à l’intégrité de l’être. La tour, que Yeats avait dû réaménager en partie, est aussi une image du corps qu’il faut patiemment rebâtir avant de pouvoir l’habiter, de pouvoir y demeurer. Ce recueil, dont « l’architecture a été soigneusement méditée » comme l’écrit avec justesse Jean-Yves Masson, accueille une pensée et un corps toujours menacés par la ruine mais qui se reconstruisent dans le temps infiniment patient de l’élaboration poétique.