Le Monde des livres, 12 avril 2013, par Roger-Pol Droit

Spinoza et les juifs, suite… et fin

Jean-Claude Milner a l’habitude d’aller à contre-courant. Au terme d’une enquête à la Sherlock Holmes – qui le conduit à explorer la bibliothèque de Spinoza, à parcourir mille documents d’époque, à reconstituer un puzzle complexe d’allusions masquées –, il dessine un visage du sage qui peut choquer. En seront troublés, chagrinés, peut-être furieux, les amis de Spinoza qui voient mécaniquement en lui, en toutes circonstances, le glorieux ancêtre de la démocratie moderne, des libertés et des droits humains. Mais tous ceux qu’intéressent, plutôt que les hymnes, les travaux minutieux qui compliquent le jeu, doivent lire attentivement ce nouveau livre du savant linguiste et philosophe.

Ce n’est qu’un court texte qu’examine à la loupe Jean-Claude Milner : le paragraphe 12 du chapitre III du Traité theologico-politique (1670). Spinoza s’y interroge sur les raisons de la pérennité du peuple juif à travers l’histoire, bien que dispersé et dépourvu d’État – toute explication par le miracle ou l’élection divine étant pour lui hypothèses à écarter d’emblée. La réponse, pour le philosophe, tient à la circoncision des juifs, qui leur attire une « haine universelle », cette dernière assurant, paradoxalement, leur perpétuation. « Que la haine des nations soit très propre à assurer la conservation des juifs, poursuit Spinoza, c’est d’ailleurs ce qu’a montré l’expérience. » Plus étrange se révèle la suite du texte, qui enchaîne plusieurs contrevérités à l’appui de sa démonstration.

Spinoza affirme ainsi qu’en Espagne les juifs convertis au catholicisme par la contrainte ont ensuite partagé privilèges et honneurs sans que personne garde mémoire de leur condition antérieure (« Rien d’eux ne subsistait, pas même le souvenir. »). Or lui savait fort bien que ce n’était pas le cas, et ses lecteurs de l’époque, après l’Inquisition, pouvaient repérer là une affirmation des plus étranges. Pour Jean-Claude Milner, ces contre-vérités sont intentionnelles et font système. Toutes sont destinées à conduire le lecteur vers des propositions, qualifiées par Milner d’« indécentes », que Spinoza cherche à transmettre de façon cryptée, par prudence.

Crime parfait

Toutes conduisent à l’auto-effacement des juifs par apostasie, sur le modèle de Sabbataï Tsevi, contemporain de Spinoza, faux messie, suivi par de nombreux disciples, qui se convertit finalement… à l’islam. Loin d’être le fondateur d’une politique éclairée, Spinoza, selon Milner, « la détruit dans son principe ». Il ne laisse aux juifs d’autre issue que de disparaître, définitivement, en oubliant à jamais d’être, d’avoir été ou de devoir être juifs. On évitera le contresens qui ferait de Spinoza un précurseur du nazisme. Car « il ne s’agit pas de mise à mort, mais d’obtenir, sans effusion de sang, que plus personne ne se dise juif ». Il est en effet essentiel que cette éradication intégrale soit aussi tout à fait dépourvue d’une haine contre-productive.
Totale, sans haine, cette annihilation a en quelque sorte la structure du crime parfait, qui produit de façon inconsciente ses effets sur des siècles, comme un « aérosol d’opinion » qui diffuse. Son lien avec Spinoza n’était pas établi. C’est chose faite. Les débats vont être vifs.