Marianne, 3 septembre 2011, par Philippe Petit

Jean-Claude Milner, le « serial » savant

Ancien élève d’Althusser, proche de Lacan et de Benny Lévy, le linguiste Jean-Claude Milner publie en cette rentrée Clartés de tout, retour sur un itinéraire qui l’aura fait passer en cinquante ans du maoïsme à la redécouverte du « nom juif ». Rencontre avec un intellectuel qui fascine.

« J’ai encore des choses à dire. » Lorsque Jean-Claude Milner se fend devant vous d’une telle phrase, le doute n’est pas permis. Il n’est pas nécessaire de lui demander ce qui le taraude : il s’intéresse à tout. L’écrivain Christophe Pradeau, qui le connaît depuis six ans – il publie comme lui chez Verdier –, dit de lui ce que le philosophe Henri Bergson disait du critique littéraire Albert Thibaudet : « Il connaît spécialement tout. » Il peut vous entretenir pendant des heures du cinéma hollywoodien, du roman policier, de football, de Galilée, comme de Napoléon, de Mai 68 ou encore de la crise financière. L’actualité ne l’effraie pas. Car ce conférencier hors pair est un peu plus qu’un intellectuel talentueux avec ses humeurs, ses partis pris, son envie d’en découdre, c’est un penseur d’une rigueur implacable.

Ce n’est donc pas un hasard s’il publie cette rentrée Clartés de tout. Un livre d’entretiens qui parcourent son œuvre en grandes enjambées, qui la restituent dans le temps et nous fournit l’occasion de revenir sur sa trajectoire. Elle est fulgurante et ressemble à une flèche qui aurait transpercé tous les môles du savoir, ouvert les cœurs de la science, de la littérature, de la linguistique, de la psychanalyse, de la politique, tel un guerrier sans peur. « Moi, je ne suis pas un tueur en série, mais je suis un savant en série », écrit-il.

Cet aveu pourrait passer pour de la présomption. Il n’en est rien. Il signe au contraire une aventure intellectuelle hors du commun. Quelques étiquettes, parfois, suffisent à la résumer. Normalien, lacanien, marxiste, gauchiste, structuraliste, c’est au choix. Et parce qu’il fut l’ami de Benny Lévy (1945-2003), qui troqua son habit de mage révolutionnaire contre celui de juif de l’étude, il n’est pas rare qu’on ajoute : fondamentaliste masqué. C’est mal connaître son ancrage dans la grande tradition de l’université allemande du 19e siècle, et c’est se méprendre sur « l’athéisme de probité » – l’expression est de Léo Strauss – dont il fait preuve. L’auteur de L’Arrogance du présent (2009) n’est jamais passé de Mao à Moïse selon l’expression consacrée. Le père de Milner, d’origine lituanienne, ne fut naturalisé qu’en 1946. Et il n’a jamais dit à ses enfants qu’il était juif. « Il ne faut jamais se satisfaire de ce qui se fond dans le paysage », insiste Milner dans un hommage à son ami Benny. Là-dessus, ils étaient en phase ; mais pas sur leur manière respective d’assumer leur liberté.

Anecdotes signifiantes

Jean-Claude Milner n’est pas un « orthodoxe », au sens où ce mot résonne à Jérusalem. Il a en revanche longtemps cru aux maîtres mots – « révolution, peuple, classe, universel ». Il n’y croit plus. Il n’est même pas sûr qu’il consente à ceux de « république » ou d’« Europe », en tout cas tels qu’ils s’offrent à nous aujourd’hui. Il tient la discussion politique en piètre estime. Il la soupçonne de laisser perdurer l’idée que, entre les gouvernants et les gouvernés, le pouvoir de décider pèserait du même poids. L’injustice se nourrit à ses yeux de cette comédie démocratique. « La vanité s’installe dès que les faibles se mettent à discuter entre eux, en mimant la force que justement ils ne possèdent pas », écrit-il dans Pour une politique des êtres parlants (2011). « Les places sont ce qu’elles sont. », tel est son nouveau viatique. Il occupe la sienne avec mansuétude. L’auteur de L’Œuvre claire (1995) – un des meilleurs livres sur Lacan – n’aime pas la parlote. Il aime les anecdotes, si elles sont signifiantes. « D’une phrase que Napoléon prononça à Erfurt en 1808, il a fait un livre », remarque Christophe Pradeau. Chez Milner, la parcimonie du style vise les grandes largeurs et les confidences, le fond du tableau.

Il est né en 1941 à Paris d’un père lituanien, donc, et d’une mère issue d’une vieille famille rhénane. Son père parlait un français « normal », parfaitement correct, dit-il, mais pas non plus « hypercorrect ». Pendant la guerre, « il avait été dénoncé par une voisine et avait décidé d’échapper au pire en s’engageant au STO », précise Milner qui a démêlé ce fatras après coup. C’était un bon vivant, avare de ses souvenirs, taiseux sur son emploi du temps. « Je ne pourrais pas dire où et comment il passait ses journées. Il avait ses heures imprévisibles. Je percevais un monde parisien, centré sur Montparnasse et la Coupole ; le Dôme était admis mais du bout des lèvres ; le Select était tenu pour un attrape-nigaud », se souvient-il. Le portrait de sa mère protestante est moins évasif. À l’opposé de son mari, elle endosse sa lignée. Elle arbore un médaillon du 16esiècle sur lequel on devine un motif ayant son pendant dans une église de Bâle. À la vue de celui-ci, l’imagination du jeune Milner s’éveille à l’histoire.

Feu glacé de la révolution

Pour l’heure, l’adolescent n’en perçoit que l’intrigue. Il dévore des romans frivoles, se plaît à la lecture de Rosamond Lehmann, pas encore à celle de Robespierre et Saint-Just, dont il est familier. De cette lointaine époque, l’auteur de L’Amour de la langue (1978) a toutefois gardé des souvenirs précis. Il se souvient que son père avait des convictions marxistes, mais tenait Staline pour un tyran. Il assure que sa mère admirait Léon Blum. Mais il confirme que, dans son entourage, l’extermination n’était pas mentionnée.

Avant de divorcer de la révolution, Milner s’approcha de son feu glacé. Lecteur insatiable de Marx, il tenait de sa mère son amour de la langue allemande. Elle était enseignante, les mathématiques étaient son domaine, et elle s’exprimait aussi volontiers en allemand qu’en français. Sa grand-mère maternelle, elle, vivait à Strasbourg. Elle avait la nostalgie de l’Allemagne d’avant 1914. « Rétroactivement, j’ai compris que j’avais observé chez elle les restes de la bourgeoisie d’Europe centrale profondément ébranlée par les deux guerres, insiste Milner. Par rapport à cela, notre vie parisienne sanctionnait le déclin économique et social des rejetons de cette bourgeoisie sacerdotale ; ma grand-mère est d’une longue lignée de pasteurs. » Où l’on voit que le rejeton n’a pas tout perdu. Un des sujets majeurs de sa réflexion à venir sera la paupérisation des classes moyennes. En particulier la petite bourgeoisie intellectuelle, lâchée aujourd’hui par l’État et dépassée par la bourgeoisie d’argent qui se moque comme d’une guigne du savoir, sauf pour s’acheter des tableaux ou faire bonne mine au concert.

Milner était-il prédestiné à porter le fer dans la plaie ? Il est permis de le penser. « La bourgeoisie salariée d’État est aujourd’hui la classe méprisée par excellence. […] J’ajoute, pour faire bonne mesure, que la bourgeoisie salariée d’État bien souvent se méprise elle-même », écrit-il dans Clartés de tout. Et si on lui demande d’où lui vient le tropisme pour cette cause ? Il répond qu’aujourd’hui la petite bourgeoisie intellectuelle a renoncé à ses idéaux. « Elle recule, horrifiée devant sa propre capacité de critique ; par respect pour la gauche, elle s’ôte les moyens de l’exactitude ; en conséquence, elle accepte d’avance les vexations et les tromperies », renchérit-il. Cet attentisme rassure le pouvoir. Il conforte selon Milner l’évidence selon laquelle la société française ne veut plus payer le temps libre qui compensait, pour les intellectuels employés par l’État, le faible niveau de rémunération. Le petit-bourgeois intellectuel est désormais maltraité par l’État. On l’évalue, on le contrôle, on lui impose des charges administratives. On ne le protège plus. De cette situation, l’auteur du Salaire de l’idéal (1997) eut le pressentiment. Du destin d’un petit-bourgeois des Trente Glorieuses, il avait anticipé le dénouement. Milner préférera toujours la figure de la cousine Bette à celle de Julien Sorel, trop imbu de sa personne pour saisir le mouvement de l’histoire.

Le cercle des idiots

Aussi, lorsque de Gaulle arrive au pouvoir, le jeune Milner est en partie dégrossi. Il est en khâgne. « J’observe en direct ce que je retrouverai à plusieurs reprises : l’autopersuasion. Autour de moi, élèves et professeurs sont nombreux à parler de fascisme ; un vieux professeur, que j’aimais beaucoup, citait Antigone, pour laisser entendre que de Gaulle était Créon. Puis six mois après, tout était oublié : on était contre de Gaulle, mais on commençait à lui trouver des vertus. Bref, j’étais entouré d’idiots en politique », se rappelle-t-il. Sans se confier à ses camarades, il prend alors la tangente. Il devient taciturne, ce qu’il n’est plus. En 1962, date des accords d’Evian, il est en deuxième année à l’École normale. Il se place alors sur une rampe de lancement. Althusser, comme tant d’autres, sera son toboggan. La glissade dure un certain temps. La gauche se met à défiler sur le thème « sauver la République », par refus de De Gaulle assimilé à un dictateur, la 4e République devient une sorte de trésor précieux à sauver pour ceux-là même qui l’avaient critiquée. Milner ne sera pas du cortège. La rupture d’avec les idiots étant consommée, le « savant en série » prend son envol. À la rue d’Ulm, en effet, au milieu des années 60, Milner commence son ascension. Il était dans l’agora, il se retrouve sur l’Olympe. Le temple du savoir ouvre ses portes au déclassé. Lacan, qui fut chassé de Sainte-Anne, est invité par Althusser à venir à l’École. Milner découvre Lacan, et son inclination pour la linguistique structurale se confirme. Le passage au militantisme est plus progressif. Il s’effectue entre 1968 et 1971, lors de son engagement dans le mouvement maoïste de la Gauche prolétarienne. Que Milner ait tenu à s’en expliquer récemment n’est pas anodin. Il se refuse à fusionner le gauchisme qui fut le sien avec l’esprit de Mai 68. Il n’a de cesse de différencier la pensée qui se cherche – et s’est trouvée au milieu des années 60 – et l’esprit qui se dissipe dans le sociétal et l’illimité de l’échange marchand. Il ne fut pas un trublion. Il ne fut pas un soixante-huitard. Il n’est pas un intellectuel de gauche.

« L’intellectuel de gauche a cessé d’exister dans les faits quand la gauche, justement, est arrivée au pouvoir. Il a mesuré alors à quel point elle pouvait se passer de lui. Tout ce qu’elle attendait, c’était qu’il vote à gauche et qu’ensuite il se taise », déplore-t-il dans son livre. Il n’est pas pour autant un intellectuel de droite. « Plus importante que la division droite-gauche, il y a pour moi l’opposition suivante : est-ce par imbécillité ou par idiotie qu’un intellectuel choisit ce qu’il choisit ? » s’interroge-t-il. S’il revient aujourd’hui sur ses errements militants, s’il en supporte la charge, ce n’est pas pour minimiser sa part. Son enlisement dans la pensée massive, il la doit à lui seul. Cela reconnu, il se refuse à effacer le passé. « Tout se passe comme si rien n’avait eu lieu au 20e siècle, ni dans le savoir ni dans l’opinion », note-t-il à la fin de son Périple structural (2002).

Cette persévérance lui colle à la peau. Elle ne lui fait pas la vie facile. Mais il a prouvé au cours de sa longue traversée des savoirs qu’il savait se faire remarquer. Son livre intitulé De l’école (1984) fit grand bruit à l’époque. Il était une charge violente contre les fossoyeurs de l’instruction. Vingt ans plus tard, il récidiva en publiant, en 2003, Les Penchants criminels de l’Europe démocratique. Le livre provoqua l’ire de François Wahl, son ancien éditeur, et l’admiration de Claude Lanzmann. Il fut en réalité mal compris. Car en dépit de ses saillies, qui étaient une riposte aux propos tenus par les ONG durant la conférence de Durban de septembre 2001, le livre de Milner débouchait sur une réfutation imparable de ce qu’il appellera plus tard « l’universalisme facile ». Il était une mise en garde contre les rêveries humanitaires et l’antiracisme intégral qui, sous la houlette de l’ONU, se montraient complaisants à l’égard de l’Iran d’Ahmadinejad. Il était également une manière d’adieu à l’Europe des eurocrates, cette machine à produire de la paix en multipliant les pouvoirs et les réglementations au mépris de ce qui fonde, de génération en génération, la parole qui les lie. Il était une méditation sur « le nom juif » rapporté à cette exigence que chaque homme ou femme rencontre un jour : « Que dirai-je à mon enfant ? » Car il n’est rien que le moderne ne puisse transformer (« Changer les cours des fleuves, sortir de notre galaxie, maîtriser l’aléatoire », ironisait Milner dans ce livre) ; il lui est loisible dorénavant de disjoindre enfant et « parentalité ». Se dire « enfant de », le moderne n’en peut mais. Nous serons tous des enfants trouvés dans le ventre de la déesse Europe. Les noms n’auront plus d’importance, pas même le nom juif. Et encore moins le savoir qui le supporte.

Il n’en fallait pas plus pour créer la discorde. Milner, qui avoua pourtant un jour n’être pas doué pour la fidélité, devint malgré lui le plus fidèle des fils. Au terme de ce long périple, il s’est affranchi des tourniquets de la discussion. Il s’est libéré de la vision politique du monde. Il a fait confiance au savoir qui est toujours susceptible, affirme-t-il, « de produire un savoir qui n’était pas encore produit ». Cette morale minimale lui permet à coup sûr de rester fidèle au savoir de ses ancêtres entendu non comme une encyclopédie, mais comme une reprise, une réécriture de tous les textes existants. Tel est sans doute son fantasme. « Je suis prêt à admettre qu’à titre d’imaginaire le savoir absolu continue à fonctionner pour moi », concède-t-il.