Transfuge, février 2011, par Sophie Pujas

Délivré de la mort

Dans Le Dicôlon, Yannis Kiourtsakis fait du récit du suicide de son frère la trame d’une réflexion universelle. Un roman d’apprentissage poétique et lumineux.

« Toutes nos idées ne sont-elles pas toujours dues à des morts, que nous devons ramener à la vie et pousser plus avant ? » C’est à un trouble voyage au pays des disparus que l’écrivain grec Yannis Kiourtsakis, tel Orphée, convie son lecteur en même temps qu’à une méditation sur l’impossible retour des êtres, des lieux, des émois.

Le Dicôlon qui donne son titre français à un poétique roman d’apprentissage est une figure de carnaval empruntée au théâtre populaire grec : un personnage qui porte sur son dos le corps mort de son frère. Celui de Yannis Kiourtsakis se suicida autrefois : « l’idée d’écrire un livre sur mon frère mort me poursuivait depuis ma prime jeunesse, explique-t-il. Je le ressentais comme une dette. Il a pourtant mis près de dix ans à venir à bout de ce texte. « C’était une aventure existentielle longue et inattendue pour moi, qui jusque-là n’avais écrit que des essais », précise-t-il.

Autour du mystère persistant de la mort choisie, il esquisse un dialogue avec le disparu, comme un hommage aux pouvoirs orphiques de l’écriture. « L’altérité et l’identité se rencontrent dans un corps double, le mort et le vif, explique-t-il. Le narrateur écrit ce livre avec son frère. C’est vrai au sens littéral, puisque des fragments authentiques des lettres de mon frère ont été intégrés au livre. La dette envers le mort, la dette de la vie envers la mort, devient une sorte de don de la mort à la vie ! La mort gratifie le vivant de quelque chose de précieux.  » Chez cet admirateur de Montaigne et de Proust, l’exercice autobiographique n’est pas narcissique, mais plutôt le moyen de reconquérir le passé et d’atteindre à l’universel. « On ne retourne jamais à son enfance, la patrie inaugurale de l’homme. Seule l’altérité du livre permet de se retrouver soi-même, de regagner le temps perdu à travers l’écriture. » Chaque fragment du réel est inépuisable, et chaque être permet d’accéder au cœur de l’humain. « En creusant au fond de soi, on trouve l’autre. »

Mais le deuil, ici, est aussi celui d’un pays et d’un rêve européen. Le romancier parcourt plusieurs décennies d’histoire intime et collective. Son père, attentif et doux dans le cocon heureux de la famille, et en public, procureur intransigeant qui instruisit le procès de l’écrivain Panaït Istrati, est le symbole d’un pays déchiré entre aspirations intimes et collectives. « Ces deux images ne correspondaient pas, mais pour cette raison même, elles racontent un moment de l’histoire grecque. Elles me permettaient d’interroger les fondations collectives, communautaires, du psychisme individuel. Les idéologies nous poursuivent dans chaque détail du quotidien. »

Le frère est écartelé entre son amour de la patrie et un rêve européen qu’il poursuivra à travers des études en Belgique. Sa relation d’amour-haine pour l’Europe est celle de son pays tout entier. « La Grèce n’a jamais pu s’insérer totalement dans la modernité européenne. Nous cultivons la fierté de nos illustres ancêtres, alors qu’en réalité, il y a eu une coupure très profonde avec l’Antiquité. Des tiraillements dont la situation d’aujourd’hui est l’un des symptômes », pense Yannis Kiourtsakis. « La crise actuelle n’est pas seulement la crise grecque. C’est celle de notre monde. On peut rejeter la responsabilité sur les politiciens, les économistes, les banques. Et c’est très vrai, mais nous sommes tous fautifs. Le primat absolu donné à l’économie crée une perte de mémoire, un reniement de la dette envers les morts et le passé historique auquel nous participons tous. C’est un oubli ontologique, un oubli de l’être. »

Pourtant, cette méditation mortuaire se clôt sur l’image lumineuse d’un amour naissant, et l’espoir entendu comme un humanisme et un acte de foi. « M’avoir vu comme mort m’a permis de me libérer de l’angoisse de la mort. Je sais maintenant que ma patrie, c’est le visage de l’autre. J’espère le lecteur à venir, celui qui n’est pas encore né et qui formera un Dicôlon avec moi, une fois que je serai parti. Si un seul humain dans le monde dans dix ou vingt ans la lit vraiment, l’œuvre aura été justifiée. »