Passages, 1er trimestre 2004, par Judith Maya Malet

Faut-il avoir honte de l’Europe ?

À l’heure où le Chancelier allemand est invité à rejoindre les camps des vainqueurs de la Grande Guerre, où l’union franco-allemande efface définitivement et légitimement toute ombre du passé, sort en France un livre qui fait une analyse aussi sombre que claire sur l’antisémitisme en Europe des Lumières jusqu’en 1945 : Les Penchants criminels de l’Europe démocratique.
L’histoire-Geschichte (histoire des batailles) ne peut-elle mener à l’histoire-Historie (histoire qui unit) qu’au moyen de l’oubli ? En voulant faire page blanche du passé et consolider l’axe franco-allemand dans une Europe qui s’agrandit sans fin, la France s’est-elle affranchie de son antijudaïsme ?

L’ouvrage effrayant de Jean-Claude Milner ne pousse pas à cette conclusion, bien au contraire. L’unification européenne et la paix qu’elle promeut portent à jamais la marque du zyklon B, avance l’essayiste.

L’auteur, linguiste et philosophe reconnu, normalien, ancien maoïste, fréquentant le plus aisément du monde les textes lacaniens, soumet le lecteur à une analyse historique et scientifique de la logique politique des Lumières à 1945. Il ne s’éloigne à aucun moment d’une analyse rigoureuse des discours, pointe l’inavouable dans les mots mêmes, défait les constructions idéologiques. L’argumentation du linguiste nous fait faire principalement le détour par Aristote et Lacan pour relire l’histoire d’après 1945.

Cet inquiétant examen que nous espérons exagéré, s’il s’avérait fondé, voire préventif, nous conduirait à éprouver à l’égard de l’Europe un sentiment de honte.

C’est une hontologie comme dirait Lacan, découvrant le seul voile qui puisse coller à l’être. Cette honte que l’Europe n’éprouve pas, viserait sa compulsion à l’antisémitisme. Après 1948, la création de l’État d’Israël, supposé apporter la solution, au problème juif, opérera des déplacements profonds, écrit l’auteur mais n’altérera pas l’attrait tendancieux qui sévit encore en Europe et qui fait le titre de ce livre bouleversant : Les penchants criminels de l’Europe démocratique.

Voici que se déconstruit le conflit, communautaro-religieux-ethnico-politico aussi complexe soit-il, entre musulmans banlieusards, terroristes, al-qaïdistes, anticapitalistes, altermondialistes, intifadistes et juifs, israéliens, sionistes, colons, impérialistes… Les anciennes victimes sont consignées comme de nouveaux bourreaux, le bec bouclé par glissements et dérapages des procès synonymiques.

De quoi vraiment perdre son latin. Précisément, Jean-Claude Milner ne perd pas son latin, ni son grec d’ailleurs.

On y était presque arrivé à cette confusion généralisée si bien orchestrée par une Europe sans limites qui veut rivaliser avec l’Amérique dans son image de sauveur. Mais pour sauver l’humanité, à l’instar des Américains avec leur zéro mort américain, et apporter une paix illimitée dans le monde, de l’Europe démocratique ressurgit un credo pérenne : l’antisémitisme. Ce ne sont plus les États qui sont en cause, l’État démocratique combat l’antisémitisme, ce sont les communautés auxquelles on accorde, démocratie oblige, le droit d’expression. Il suffit d’agiter les foulards de la religion au nom de la liberté pour que la laïcité perde son latin. La démocratie défendant les droits et libertés des communautés fait place au conflit là où règne sans horreur le vide d’une intégration non accomplie.

Mais revenons à l’ouvrage de Jean-Claude Milner.

Premier point, l’auteur part d’une proposition : le nom juif et y applique les catégories de l’interprétation d’Aristote.
Une proposition qui est un lieu dialectique peut selon la tournure de la phrase devenir soit une question soit un problème, c’est-à-dire un sujet de syllogismes.
Exemple : « Animal pédestre-bipède est la définition de l’homme, n’est-ce pas ? », ceci est une question mais « Est-ce qu’un animal pédestre bipède est ou non la définition de l’homme ? » est un problème.

Seulement à partir de la Révolution les coordonnées du nom juif, sont doubles, elles sont :

– un problème, et un problème appelle une solution (qui ne s’inscrit pas dans l’ordre de la langue) ;

– ou une question qui renvoie à une réponse.

Milner analyse le nom juif à partir de la langue, le situant dans un trou entre question et problème, le nom juif sera au cœur du fonctionnement de la langue faisant (se faisant) pivoter la proposition du côté de la question ou du problème.

Depuis les Lumières il est reconnu que la vie en société engendre des problèmes et il revient au politique de trouver des solutions. La société est le lieu des problèmes et la politique le lieu des solutions. La guerre sociétale selon l’expression foucaldienne se donne pour but de défendre la société. Ce dont la société devra se défendre avec les juifs, ce sont des particularismes. La solution née de l’universalisme des Lumières sera l’assimilation, mais la voie intégrative fait des ratés ou des réussites, transformant le juif mal converti en fervent antisémite.
Le problème juif avant d’être énoncé clairement par Hitler est déjà lisible dans La Question juive de Marx, Hitler n’a rien inventé, il exécute.

En revanche, Sartre dans Réflexions sur la question juive, stigmatise le nom juif de question et non de problème. Cet essai au lieu de clore la question par une réponse retournera topologiquement la question : l’antisémite c’est celui qui a peur de la condition humaine.

Bien que bâti sur un mensonge nous voyons comment l’antisémitisme remplit un rôle existentiel et structurel, ce credo ne peut ainsi que faire retour. Tant que cette projection imaginaire soutenue par le discours et le logico-politique fonctionnera, elle aura des lendemains qui chantent. En 1942 les coordonnées du nom juif sont assignées : problème, solution, définitif, Europe. La logique de la solution finale est inconsciemment admise en Europe.

Second volet d’analyse, Milner utilise comme organon le concept lacanien du pas-tout, car pour Lacan, « rien n’est tout » et la force logique habite l’incomplétude. Le pas-tout va permettre à Lacan d’inscrire logiquement les quanteurs de la sexuation, par rapport à la fonction phallique. Limité ne veut pas dire fini. Illimité ne veut pas dire infini.

Lacan dresse, contre l’univocité de l’universel, l’opposition du tout limité dans lequel s’inscrit l’homme au pastout illimité dans lequel s’inscrit la femme.

– Tous les hommes sont soumis à la castration, mais ce tous suppose une limite : qu’il y en ait au moins un qui n’y soit pas soumis, le père symbolique, l’exception qui échappe à la loi et qui la fonde. C’est donc un tout limité.

– Quant à la femme, elle n’est pas-toute soumise à la loi de la castration, pastoute concernée par la fonction phallique, il s’agit d’un pastout illimité. De là découle qu’il n’y a pas de rapport sexuel.
Dire qu’il y a un problème juif c’est dire que le nom juif est au point de collision entre le tout et le pastout. Le juif est donc dans la société (la société c’est ce qui est dominé par la pratique d’un langage) le support d’une exception, d’une limite. Ce problème de société (illimité) doit être résolu par une solution politique (touts limités). Lorsque l’on tente d’enrégimenter le nom juif au régime des touts limités, le voilà qui resurgit comme figure du pastout parasitant le logico-politique.

La seule manière d’aborder numériquement l’illimité, c’est le décompte un par un, c’est-à-dire nom par nom. La France juive de Drumont donna un des premiers exemples de la désignation nominative.

« À partir du moment où il y a les noms, on peut en faire une liste et les compter, s’il y en a mille e tre » rappelle Lacan à propos de la liste de Don Giovanni. Les listes des juifs seront traitées comme la liste des femmes. Il s’agissait pour le séducteur, de la même manière que dans ces listes sinistres du pastout, de les prendre un par un et jusqu’au dernier.
Le problème du nom juif est structurel en Europe, issu des Lumières et de l’Aufklärung, ce problème est moderne, sa solution devra donc elle aussi être moderne. La solution devait passer par la technique, l’invention, la destruction, la mise à mort. Hitler aboutira à la chambre à gaz qui combina chimie industrielle, la taylorisation et l’architecture fonctionnelle.
Jean-Claude Milner réplique par avance aux bien-pensants qui rappelleront que les juifs ne sont pas les seuls à avoir été exterminés, concédant que la mort ne fait pas de différences, il rappelle que la politique en fait, la technique aussi.

La solution finale, n’ayant qu’imparfaitement fonctionné, la défaite de Hitler et la création de l’État d’Israël ont-ils résolu le problème ? Nenni.

Que devient l’antisémitisme européen et démocratique postmoderne ?

Milner pointe encore les pièges du tout, de l’universel, grâce aux catégories du tout limité, du logico-politique et du pastout illimité de la société, il montre les glissements de la langue qu’opère l’universel.

Du « Nul n’est censé ignorer la loi » du logico-politique, on est passé au « Nul n’est censé connaître ses droits » de la société sans limites, aux droits illimités.

Il y a confusion entre homonyme pris au registre du limité et de l’illimité, il en résulte tine confusion entre :

– homonyme où le nom seul est commun, alors que la notion est diverse (un animal peut désigner à la fois un homme réel et un homme représenté en peinture)

– et synonyme qui indique une identité de notion (un animal est à la fois un homme et un bœuf).

Le linguiste montre les glissements de notions, par exemple entre démocratie, droits de l’homme, paix, jusqu’à arriver aux sens opposés des mots. Dans une société sans limites où tout est transformable, même l’identité sexuelle, pourquoi ne pas pouvoir dire une chose et son contraire. Ainsi le mot paix dans son usage illimité et dans son cortège synonymique sera homomorphe du mot djihad, qui peut prendre le sens de spirituel, matériel, guerrier. Vu d’Europe, tous ces mots se rapportent à un seul : devenir musulman, comme le mot paix se ramène à devenir européen. Ainsi deux noms bien différents comme djihad ou paix peuvent se retrouver dans une synonymie modérée. Foisonnement illimité, des synonymes illimités, herméneutique, telle est la loi du présent nous dit le linguiste, témoin des banderoles parisiennes où l’étoile de David venait en équation de la croix gammée.

En effet, le juif est exclu de cette paix que l’Europe promet, puisque le nom juif est porteur de la marque, du trait unaire, de la pure différence, de la loi. Comme toute marque, cette marque est pour la mort, sens que l’Europe illimitée ignore avec passion. Ignorance qui la rend sourde à l’imprimatur de cette marque qui distingue et rassemble, entre différence et filiation, les quatre termes de l’humanité : homme/femme/parents/enfant.