Atlantiques, avril 1992, par Claude Chambard

Dans mon jardin, les crocus ont déjà passé, les tulipes pointent leurs têtes, les violettes viennent d’apparaître, la glycine repart, les arbrisseaux font leurs feuilles, il a fallu tailler les rosiers… l’aficionado aussitôt s’exclame : Ça sent les toros !
L’aficionado est un personnage infiniment fréquentable (lorsqu’il se laisse fréquenter), bien qu’il ait, à en croire Camilo José Cela, une certaine tendance à diviser l’humanité en deux : d’un côté les toreros et les aficionados, de l’autre… ceux qui n’appartiennent à aucun de ces deux groupes, autant dire « des morts ». Au fond, je suis plutôt d’accord avec le Prix Nobel de Littérature… on ne peut, en effet, qu’être torero ou aficionado. Devenir torero étant relativement difficile et exigeant des postulants au titre des qualités que nombre d’entre nous sont loin de posséder, reste la deuxième option… Certes l’aficionado des aficionados est l’aficionado a los toros, mais on peut également – le mot n’ayant d’autre sens qu’amateur, passionné –, être aficionado dans les catégories : livres, musique, cinéma, peinture, timbres, boules neigeuses, coléoptères, cuillères à soupe du seizième, fèves de tous les temps… ouf ! on l’a échappé belle se disent maints lecteurs qui détestent cordialement la tauromachie, qui le leur rend bien.
Camilo José Cela donc, bien que Prix Nobel, est aficionado. On peut en déduire qu’il passe sa vie à écrire des livres, à se délecter aux courses de taureaux, et à étudier les deux sortes d’individus qu’il affectionne, les toreros et les aficionados. Depuis 1916, année de sa naissance, ça peut faire une étude intéressante. Les éditions Verdier nous en donnent aujourd’hui connaissance en réunissant en un seul volume tous les écrits taurins, autres que Toreros de salon (paru en 1989 aux mêmes éditions), de l’auteur de La Famille de Pascal Duarte (Seuil).
Dédié à la mémoire de Christian Montcouquiol Nimeño II, cet ensemble de vingt brefs textes est un enchantement permanent et, au fond, un exemplaire chant d’espoir à partir des mille petits riens qui font que l’homme, dans son infinie faiblesse, persiste à attendre qu’il se passe quelque chose dans sa vie… quelque chose de récurrent, de fou, quelque chose qui continue à lui montrer qu’il est debout, dans la lumière, dans la grâce d’être au monde. Le jour où il ne parvient plus à y croire sans doute fait-il comme Christian, préférant le paradis des toreros, aficionados et toros, à cette vie qui ne lui permet plus d’atteindre ce firmament pas très loin du ciel (Jean-Michel Mariou).
Camilo José Cela fait comme tout bon aficionado, il organise le monde en vastes collections, en longues listes dont il invente lui-même la cohérence. Et le monde, les personnages qu’il épingle, lui rendent au centuple cette cohérence en acceptant de devenir ce qu’ils sont. Prenez Sebas, l’opérateur du télégraphe, par exemple, qui passait son temps à inventer des mots, à économiser pour tout dépenser d’un coup à la feria de Murcie, et qui savait que quand un homme est en panne d’espoir, c’est-à-dire de passion, il meurt, eh bien il est mort avant d’avoir usé sa passion pour la tauromachie, c’est bien le moins qu’il pouvait faire pour lui et pour Cela. Prenez Valentina qui va devenir, c’est sûr, matador, dès qu’ils aboliront cette fichue loi qui ne permet pas aux femmes de descendre dans l’arène, elle est bien décidée à ne pas faiblir, à toréer de salon chaque matin pour le jour où… la loi et Cela lui permettront de réaliser son idéal. Prenez Horchatero Chico, vingt-quatre ans, le ventre transpercé par un coup de corne, qui gît sur une paillasse jetée dans un coin de la mairie d’un bled perdu, tandis qu’il se lamente sans espoir (on sait donc ainsi qu’il va mourir), au-dehors la fête bat son plein, les filles et les garçons se cherchent et lui ne dérange personne. Il meurt et même le glas que le curé fera sonner ne sera entendu par personne. Il est la figure même de ces êtres que Cela chérit, ni dieu, ni héros, non, simplement un être, effrayé d’oser, prêt à tout, du moment que cela n’atteint pas à son intégrité morale, pour devenir ce qu’il doit être, comme Pelagio Cabezuella Rebollo, comme Barbaciano Alajero Tabique, comme Gorda II, comme Camilo Le Galicien… tous animés du même espoir et qui prouvent que l’œuvre de Cela est loin d’avoir fini de nous surprendre.