Les Inrockuptibles, 17 novembre 2004, par Judith Steiner

Sur le volcan

Parmi les nombreux auteurs russes traduits en France ces derniers mois, Léonid Guirchovitch est une découverte majeure. Ce roman de 1998 interroge un monde postsoviétique en perpétuel trauma.

C’est un de ces livres au seuil duquel on sait déjà qu’il faudra revenir pour, humblement, obstinément, forcer l’entrée, avec le respect et la ferveur acharnée qu’on accorde aux lieux sacrés. Un livre dont on sent immédiatement qu’il s’inscrit dans le paysage fantasmatique de la littérature contemporaine mondiale. Comme Sous le volcan de Malcolm Lowry, Apologie de la fuite est de ces romans inépuisables qui s’apprivoisent patiemment, ne révélant toute la virtuosité, la précision de leur structure et l’envergure de leur propos qu’à force de fréquentation et d’intimité.
Juif ukrainien né en 1948 Léningrad, Léonid Guirchovitch n’avait jamais été publié en français. Atypique, son parcours aiguise la curiosité que suscite l’évidence de sa présence et de sa force romanesques violoniste au Philharmonique de Léningrad de 1969 à 1973, il émigre en Israël en 1974 avant de s’installer en Allemagne en 1980, où il est violon solo à l’opéra de Hanovre. Son œuvre ne paraît en Russie qu’après 1991, et Apologie de la fuite, qui date de 1998, s’impose instantanément comme un classique. Il faudrait pourtant ne pas se laisser impressionner. Ni par la densité de ces six cents pages, ni par l’incroyable tressage de références littéraires, poétiques, musicales, mythologiques, historiques et politiques qui sert de soubassement à ce récit d’apprentissage intrinsèquement classique, ni encore par l’autorité amusée – érudition ironique, colère rentrée, humour vachard – de l’auteur, qui plie la langue et tord la narration comme s’il prenait la réalité pour un punching-ball (toute petite vengeance). Ni même par l’étrangeté de la présence tutélaire et structurelle de Chostakovitch, néanmoins constamment contestée.
Mais il faut affronter cette sorte de trac et plonger dans la drôle d’histoire finalement plutôt simple, bien qu’insensée – ou plutôt bourrée de sens jusqu’à la gueule – du jeune Preis, orphelin de mère, fils de raté, bon gars vaguement désorienté, attardé, génial, qui se cogne au monde, aux adultes, à l’altérité, et trouve un refuge, un filtre protecteur et transcendant, dans la peinture. « Autodidacte, il était voué à une autogenèse spirituelle. En attendant, il avait compris que même si Dieu n’existait pas et n’avait jamais existé, sa place restait vacante et devait être occupée par l’homme. »
Preis, qui finira par « mérite(r) la citoyenneté littéraire petersbourgeoise », est né et vit à Ijma, improbable réserve naturelle, trou perdu imaginaire de Sibérie, où Staline a envoyé les Juifs soviétiques se faire oublier en 1953, sans anticiper le fatal choc des cultures avec la population indigène. Au cœur de cet isolement redoublé, dans les miasmes intellectuels de ce microcosme un rien grotesque, entre farce et mauvais rêve, renaît et s’épanouit l’aberration du modèle soviétique, véhicule de choix pour l’absurdité universelle.
S’y cristallise aussi, entre mythe et folie, une symbolique dernière tribu perdue d’Israël, dans un récit éclaté, aussi drôle que désemparé, hanté par la poisseuse persistance d’un antisémitisme insolvable (« “Qu’ai-je donc fait à Dostoïevski ?” se demandait Preis ») et les mouvants méandres de l’identité juive. Et d’Ijma, de cette « petite pataugeoire » à la fois concrète et métaphorique, où s’est noyée la mère de Preis et avec elle une certaine notion d’avenir de l’humanité, jaillit le tableau saisissant d’une Russie postsoviétique dont les tentacules amputés continuent de chatouiller notre monde en perpétuel trauma. Tolstoï, Dostoïevski… Guirchovitch, on dirait que le grand roman russe n’est pas mort.