L’Humanité, 29 mars 2007, par Alain Nicolas

L’Opéra des origines

Entre Hitchcock et Borges, un juif russe à la recherche de son histoire.

Joseph Gottlieb, au début des années soixante-dix, est un des « rois du monde » de Kharkov. Violoniste doué, à l’image de son grand-père et homonyme, le grand virtuose Joseph Gottlieb, il referme l’étui de son violon pour se vouer à la littérature, intimement convaincu que tôt ou tard on reconnaîtra son génie. Mais le « tract romancé » qu’il fait passer en Occident ne soulève guère l’enthousiasme. Peut-être le salut est-il dans l’émigration ? Mais Joseph ne trouve pas le mode d’emploi d’Israël, pays oriental, torride, où il ne trouve que le chômage et un service militaire. Pour corser le tout, sa femme le plaque pour un violoniste, un vrai, un virtuose. Un dernier échec, son suicide. Le roi du monde n’est que le roi des ratés. Un jour, dans le train de ceux qui se prenaient pour l’élite, « quelqu’un est venu contrôler les billets ». C’est un Joseph au bout du rouleau qui atterrit en Allemagne. Là ou ailleurs…
Dans la petite ville de Zickhorn, la chance lui sourirait-elle enfin ? À peine arrivé, persuadé que sa prochaine nuit se passera sur un banc public, il est auditionné puis embauché comme soliste dans l’orchestre de l’Opéra local. À tout hasard, il s’était remis au violon pendant sa convalescence. Le voilà installé, apprécié, très demandé comme remplaçant dans les formations des environs, et ses cours particuliers affichent complet. C’est alors qu’il tombe sur une trace, ténue, de son grand-père. Le grand violoniste avait un dessin bien à lui, une clé de sol un peu ventrue, munie de bras et jouant du violon. Cette véritable signature, il la trouve, parmi les crayonnages de ses devanciers (indications de jeu, gribouillis dus à l’attente ou l’ennui, plaisanteries en tout genre) sur une des partitions qu’utilisait un orchestre en 1943. « Si les juifs sont un peuple du livre, les Allemands sont un peuple de la partition. » Josef Gottlieb l’ancien n’a donc pas été fusillé en 1941 lors de l’avance allemande en Ukraine, comme on le croyait sur la foi d’une photo restée célèbre.
Son petit-fils entame alors une véritable enquête policière. Retrouver les rares témoins survivants, rechercher des indices effacés, mettre ses pas dans ceux de son grand-père devient une obsession. Dès l’abord, il apparaît qu’il aurait bénéficié de la protection du grand compositeur Gottlieb Kunze. Celui-ci, musicien officiel du Troisième Reich, plus encore que son éternel rival Richard Strauss, était, pendant leur période viennoise, un ami de jeunesse de Josef Gottlieb. L’a-t-il réellement sauvé en le faisant engager dans l’orchestre de cette petite ville allemande ? Pourquoi une telle entorse à des principes toujours exprimés sans ambiguïté ? Et surtout qu’est devenu Gottlieb ? Autant de questions, autant de surprises, ménagées avec un sens du suspense magistral et un art du retournement digne du meilleur Hitchcock. Nombre d’allusions y renvoient dans ce roman, qui convoque aussi, au besoin, Colombo (pour ce petit bonhomme qui, l’air de rien, sème la panique dans l’establishment) et Agatha Christie, pour les facultés déductives de son héros.
Cette dimension ne devrait pas pour autant occulter toutes les autres. Le récit, qui n’adopte pas le rythme haletant du maître hollywoodien, prend le temps de nous installer dans la peau de cet homme, que toutes ses cultures enrichissent et écartèlent. Juif d’origine allemande, dont la famille est installée en Ukraine depuis des générations, il est russe de langue et de formation musicale, et participe quoi qu’il en ait de l’héritage de la modernité autrichienne, de la culture polonaise et, même s’il la fuit, de celle qui se construit en Israël. Plus que véhicule de communication, la langue est le carburant même de la quête de Joseph : jeux de mots, homophonies, homonymies, le récit est truffé de points de rencontre entre ces domaines de la mémoire. Noms de villes, de lieux, titres d’œuvres, noms d’auteurs et de personnages, réels ou imaginaires, sont les plaques tournantes, les aiguillages de ce voyage dans l’espace et dans le temps, où le lecteur, à l’image du héros, perd son chemin, et presque sa tête. Significativement, des œuvres comme l’Ariane à Naxos de Strauss signalent l’aspect labyrinthique du récit et nous en fournissent le moyen de nous y repérer. Surtout, l’opéra Têtes interverties de Gottlieb Kunze, mettant en scène deux héroïnes juives coupeuses de têtes, Judith et Salomé, en conflit avec Esther, reine du déguisement et du retournement, donne une lecture possible de ce livre baroque au comique grinçant. Lui-même premier violon de l’orchestre de Hambourg, Léonid Guirchovitch met son érudition fantastique au service d’un récit, tout bien considéré, simple et poignant ; celui d’un homme cherchant, dans le chaos de l’histoire d’un siècle, où il est et qui il est. Un homme qui pourrait être n’importe lequel d’entre nous.