Livres hebdo, 9 février 2007, par Jean-Maurice de Montremy

Les fantômes d’un opéra

La vie d’un orchestre allemand, les secrets d’un compositeur nazi, les tribulations d’une famille juive entre Israël et la Russie. Grave et malicieux, le virtuose Guirchovitch est en grande forme.

Léonid Guirchovitch (né en 1948) fut l’une des bonnes découvertes du Salon du livre 2005 avec Apologie de la fuite (Verdier, 2004). Roman-monde complexe, fantasque et foisonnant, ce livre pouvait toutefois intimider le lecteur. Rien de tel avec Têtes interverties (1995-2005) où l’on retrouve – entre Leroux et Boulgakov – bien des traits (imaginaires) de l’auteur. Comme son narrateur, celui-ci est, en effet, natif d’URSS. Issu d’une famille de musiciens, il passe brièvement par Israël avant de suivre en Allemagne une carrière de premier violon. Comme son narrateur, il mène de front l’écriture et la musique. Mais déjà la fiction se mêle à la réalité…
Voici donc Joseph Gottlieb. Malheureux en Israël, ce jeune écrivain tente sa chance au début des années 1970 dans un orchestre d’Allemagne fédérale, à Zickhorn (ville imaginaire). On devine la consternation de sa tante, nostalgique de l’internationalisme, seule survivante d’une famille massacrée par les nazis à Kharkov : son neveu en Allemagne, et à l’Ouest ! Pour le retenir, elle brandit une photo où l’on voit un vieil homme protéger son violon alors qu’un Allemand va l’abattre. Ce vieil homme, c’est le grand-père du narrateur, jadis musicien de renom.
De ce grand-père, Gottlieb retrouve la trace en Allemagne. Il a gribouillé de petits dessins certaines partitions que joue à son tour le jeune homme. Son grand-père a donc travaillé, comme lui, dans les mêmes fosses d’orchestre. Plus troublant : les dessins datent de 1943 alors que le grand-père a censément été fusillé en 1941 !
Joseph Gottlieb enquête. Il découvre que l’aïeul a été sauvé par le compositeur antisémite Gottlieb Kunze (nom imaginaire), gloire du régime nazi. Rival de Richard Strauss, Kunze est notamment l’auteur de l’opéra Têtes interverties (ne pas confondre avec le roman de Thomas Mann), un micmac wagnéro-symboliste à la fois kitsch et parodique. On y voit les juives Judith et Salomé s’embrouiller entre les têtes coupées d’Holopherne et de Jean-Baptiste.
Notre violoniste retrouve bientôt les descendants du vieux maître. Dans leur maison, elle aussi kitsch et magique, il va découvrir la vérité sur les Kunze. Notamment sur le troublant suicide du compositeur et de son épouse après la mort de leur fils pendant la bataille de Russie. Gottlieb va aussi en apprendre de belles, ou de terribles, sur son grand-père. Têtes interverties, ou de quoi perdre la tête…
Narré avec aplomb, gérant avec brio les digressions, le roman multiplie les surprises. Léonid Guirchovitch y fait revivre les coulisses d’un orchestre aussi bien que l’aventure musicale et politique de l’Europe du XXe siècle. Il offre en prime un livre dans le livre avec un ensemble de notes qui sont parfois des pièges ou des farces. Comme souvent, le rire n’est ici que le tragique poursuivi sous une autre forme.