Zurban, 16 mars 2005, par Fabienne Jacob

Les jambes à son cou

« Oh ! Notre Preis est un grand original », dit le professeur. Si « Notre » et « grand » présagent une bonne note, « original » gâche tout. De fait, des bizarreries, l’élève Preis, mis au ban par ses professeurs, en a plein le cartable. Il se trimballe, par exemple, avec un gros éclat de verre où s’est logée une bulle d’air. A la grande récré, il plonge son cristal magique dans un seau de peinture. Une expérience censée démontrer que ce qu’on ne voit pas peut exister malgré tout.
Et donne la main à la femme. L’air de sa classe est si saturé de langue de bois que si l’on respecte les consignes des enseignants, on accède à la convention pure, qui n’est jamais, il faut bien le dire, très éloignée du ridicule. À l’école de Preis, l’enseignement de la géographie est proscrit. Résultat, les élèves n’ont jamais vu une carte de leur vie, ignorent tout de leur situation. En revanche, le latin, lui, est enseigné car c’est une langue morte. L’éducation sexuelle se résume à « L’homme saute par-dessus le fossé et donne la main à la femme » ! Autre curiosité, pour avoir l’aval de la commission qui doit juger ses tableaux, l’adolescent Preis, devenu peintre, doit présenter ces derniers sous leur meilleur jour, et les tenir d’une certaine façon devant le jury au risque d’être recalé. Cadre de cette école normative à l’excès, la contrée imaginaire d’Ijma en Sibérie, peuplée d’indigènes et de Juifs soviétiques relégués là par Staline en 1953 (on note au passage que ce dernier a réellement tenté de mettre ce projet à exécution). Coupés du reste du pays, vivant en autarcie, les survivants d’Ijma ont construit une société qui est une sorte de quintessence du modèle soviétique. Le résultat est cocasse et monstrueux. Le langage est fondé sur des mots empruntés à la propagande, mais transporté loin du pouvoir central, confine à la folie. Pour preuve, ces I.V.E., Indices de voisinage étranges…
Roman ample, réservoir à questions inépuisables, Apologie de la fuite, sur lequel plane l’ombre de Chostakovitch, est un livre désarçonnant qui ne se laisse pas facilement domestiquer. Il faut un temps d’adaptation pour goûter son propos, qui sous une grosse couche d’absurde cache une réflexion profonde sur la conservation de l’identité en milieu hostile. Autre charme du roman, sa structure musicale. Normal, l’auteur, Léonid Guirchovitch est premier violon à l’Opéra de Hanovre.