Lettres d’Aquitaine, avril-juin 2006, par Claude Chambard

Olivier Deck, un Protée aquitain

Olivier Deck est né en 1962 à Pau au pied des Pyrénées qui constituent un appel et une frontière qu’il s’évertue à passer et repasser. Vivre près d’une frontière est souvent une envie supplémentaire à la découverte des autres, à la découverte du monde. Aujourd’hui, il vit dans les Landes et travaille à une œuvre vaste, polymorphe, polyphonique même, puisqu’il n’est de rien moins que peintre, poète, romancier, chanteur-compositeur-interprète… C’est que l’image, le texte et la musique sont au cœur de son travail, pour ainsi dire, à armes égales.

Tâter aux toros, s’essayer à la tauromachie est une des grandes passions de la vie d’Olivier Deck. Il s’est pourtant dirigé vers d’autres formes artistiques – car, oui, la tauromachie est un art pour qui veut bien se pencher pour continuer à vivre. Ses activités d’aujourd’hui, débordantes et prenantes, ne lui laissent guère le temps de rêvasser. Pourtant, ce guitariste talentueux, ce poète concis, ce romancier touffu, ce nouvelliste de premier plan – il a même obtenu le prix Hemingway en 2005 pour la nouvelle Toreo de salon – après le remarquable Une nuit à Madrid publié dans la collection « La porte à côté », dirigée par Sèrgi Javaloyès aux jeunes éditions de l’Atelier In 8, vient de publier un très grand volume aux éditions Verdier, Les Yeux noirs.
En dix textes d’une rare justesse d’écriture, il dessine finement une série de portraits vifs. Car cet homme-là a de l’empathie pour ses semblables et ce livre en est une preuve de plus, tout comme le simple et juste La Neige éternelle aux éditions Albin Michel. Poète il a donné, l’an dernier, Frontières chez Maurice Aumagne, une excellence de brièveté et d’essentiel. S’il n’écrit pas c’est qu’il interprète, qu’il chante, quelque part avec ses amis musiciens Philippe Charlot (guitare), Nicolas Martin-Sagarra (percussions) et Maria-Elena Cauhapè (voix) pour le spectacle 6 Impromptus 6 avec la voix de Bernard Manciet puisque ce sont des poèmes du grand poète de Trensacq, qui vient hélas de disparaître, qui lui ont donné l’idée et du spectacle et du CD du même nom.
Olivier Deck qui tâte aussi de l’occitan, n’a pas fini de surprendre son monde.

 

Vous êtes né à Pau en 1962. On vous devine transfrontalier par essence… Diriez-vous que la proximité d’une frontière a changé votre vie ?

J’ai vécu mon enfance à Orthez. De ma chambre, j’apercevais les Pyrénées. De l’autre côté, c’était l’Espagne. Le Béarn et l’Aragon, liés historiquement, ne sont en moi que les deux versants d’une même terre. Si j’étais né ailleurs, ma vie aurait été différente, oui. Marchant dans la montagne, j’ai réalisé combien le tutoiement de la frontière était important pour moi. Ce symbole, cette interdiction que l’on brave à chaque pas. J’ai écrit une méditation poétique. Le recueil s’intitule Frontières… La nature même de mon travail, transdisciplinaire, est une interrogation permanente sur l’idée de « frontière ».

Vous êtes l’auteur d’une œuvre polymorphe : poésie, roman, récit, nouvelle, carnets…, vous êtes auteur-compositeur-interprète, peintre…, vous avez même tâté des toros… qu’est-ce qui vous pousse – alors que l’auteur contemporain semble parfois se rétrécir à un pré carré de plus en plus exigu –, à travailler tant de formes ?

Je ne fais que suivre ma nature. Je pourrais appeler ça « l’intuition de soi ». Et si chanter-écrire-peindre-etc. n’était au fond qu’une seule et unique forme ? Il y a quelque chose d’asiatique, en moi. J’admire les poètes chinois, qui sont souvent musiciens et peintres. Les samouraïs qui pratiquaient le sabre, puis la peinture pour en venir (revenir à) la poésie. Je me sens chez moi en lisant Wang Wei et Li Po. En regardant des encres, des gravures asiatiques. Et les Asiatiques aiment les toros, le flamenco, notre Sud. Vous voyez, même si je travaille en solitaire, je ne suis pas seul en orbite sur cette ellipse.

Vos dessins à la craie sont de l’ordre de la gestuelle, de la brièveté que l’on retrouve et dans la tauromachie et dans la poésie… On sent ici une obsession de l’éclat, du secret, mais aussi de l’éblouissement qui fonde une vie…, serait-ce le cœur de votre travail ?

Après vingt-cinq ans de réflexion sur le trait, en passant par toutes les techniques possibles, de la figuration à l’abstraction, de la matière à l’encre, il reste aujourd’hui le collage-couture, un peu, et surtout le dessin : la craie noire, la gomme et le papier. Le trait est un fil de vie qui se déroule au bout des doigts. Mon obsession de l’éclat, du secret, c’est de chercher à laisser sur le papier une trace la plus pure, sincère de moi-même. En cela, le geste est fondamental et fondateur. Je suis allé à sa rencontre par les arts martiaux, l’art des toreros… Toréer, manier un sabre japonais, ce n’est pas peindre. Lorsqu’on peint, que l’on torée, que l’on combat, le risque est différent. Mais l’enjeu est unique. Le mystère, le souffle et la fulgurance. De bien grands mots…

Vous avez commencé par la peinture ? Comment êtes-vous parvenu à l’écriture qui semble, aujourd’hui, prendre de plus en plus d’importance ?

Disons plutôt que j’ai commencé par exposer mes peintures. En 1990, après une dizaine d’années de bohème paloise, j’ai été sélectionné au Salon de la jeune peinture (Grand Palais, Paris) puis l’année suivante au Salon d’art contemporain de Montrouge. C’est là que des galeristes m’ont contacté. Pendant ce temps l’écriture mûrissait dans l’ombre. Au détour d’une crise du marché de l’art, les galeries avec lesquelles je travaillais ont fermé, ou changé de politique. Ce fut le déclencheur. J’ai envoyé des textes à des éditeurs. L’un d’eux a répondu. Depuis, je publie régulièrement. Dans tous les genres. L’écriture prend de plus en plus d’importance, parce qu’elle creuse le cœur de l’idée. Elle est le cœur de la forge. Le feu. Lorsque j’écris de la poésie, je suis au vif de tout cela. La poésie se joue du sens. Elle s’exprime au-delà du sens. Elle est un exercice spirituel.

Vous venez de publier deux livres : La Neige éternelle chez Albin Michel, roman de terroir pour aller vite et un volume de nouvelles tauromachiques (toujours pour aller vite), Les Yeux noirs, aux éditions Verdier. Abordez-vous ces écritures de la même façon ? Parlez-vous une langue unique ?

Que signifie le mot « terroir », sauf à parler de pâté, de truffes ou d’asperges ? Julio Llamazares et né dans le Leon, il écrit sur le Leon. John Steinbeck idem sur la rivière Salinas. Et Jim Harrison sur son Michigan. Et Mario Rigoni Stern, et Jorge Amado… la campagne gasconne, c’est là que je vis depuis toujours. Les Yeux noirs puisent ailleurs : les toros, l’Espagne qui habitent mes rêves. Une autre terre en moi. Un autre terroir ? Je ne me pose pas la question de la façon dont je vais aborder tel ou tel type d’écriture.
Je laisse jaillir, et puis j’y reviens, je peaufine, je peaufine, comme un artisan. Je parle plusieurs langues, mais je n’ai qu’une parole.

Vous vous intéressez de près à l’occitan… vous avez travaillé avec Bernard Manciet avec qui vous venez de sortir un CD 6 Impromptus 6, qui est aussi un spectacle que vous interprétez avec des musiciens et une récitante… cette langue-là a-t-elle toujours fait partie de votre histoire ?

Mon enfance béarnaise bruisse de voix, d’accents, de conversations en gascon. Je me suis mis à l’étudier et à traduire ma poésie sous les conseils et l’impulsion de Bernard Manciet. Un territoire poétique d’une beauté inouïe s’est ouvert en moi avec la « re-découverte » de la langue de ma terre natale.

Quelle part votre activité d’auteur-compositeur-interprète prend-elle dans votre travail en général ?

Aujourd’hui, je suis davantage un poète sur scène qu’un auteur-compositeur-interprète… J’aime la relation avec le public. Le goût de l’arène ne passe pas comme ça, vous voyez…, et puis, au fond de moi, la poésie, la parole, la musique sont indissociables.

En 2004, vous avez publié Toréer quand même, aux éditions Cairn. Le personnage principal, Rafael Canada, n’est-il pas, un peu au moins, votre double ?

Rafael est très éloigné de moi. Lui, il est torero. Une classe d’homme à part. Son rêve, je ne l’ai jamais eu. Descendre dans l’arène, c’était pour moi l’aventure littéraire absolue. L’humus nécessaire. Une tentative insensée d’approcher le Mystère.

Parlez-nous de Paco, de Gregorio, de Miguel, de Pepito, de Timbales, d’Alvaro, de Pablo et des autres… comment les avez-vous accueillis dans votre vie, dans vos pages… quelle part de vous-même représentent-ils ?

Tous, ils disent la force du rêve. La force de l’utopie. Il y a des gens du quotidien, des artistes, des vieux toreros. Tous trouvent dans la tauromachie une dimension qui étaye l’existence, ou bien l’ouvre à des cieux plus vastes. Si nous étions au Japon, la tauromachie serait un Trésor national. Le rugueux, l’acide, la douleur, l’engagement total, le cri, les pleurs, la peur, la brûlure, l’excès y subsiste. La tentation du sublime. L’outrecuidance.

On le voit, la tauromachie a une place importante dans votre parcours… que vous a-t-elle appris de l’art bien sûr mais aussi de vous-même ?

Toréer, c’est inimaginable. Toutes nos craintes sont dérisoires, voilà ce que le torero nous apprend. Quand il regarde sa cuisse déchirée, d’où jaillit le sang, son sang, quand il regarde sa vie gicler par saccades de sa chair, il ne cède pas. Parce qu’il y a des toreros sur cette terre, je suis tenu à l’humilité face à la blancheur de la page.

Comment voyez-vous votre avenir d’écrivain, de peintre, de musicien… Que préparez-vous ?

Pour l’avenir, j’aimerais réussir à réunir toutes mes pratiques. Je recherche la cohésion. Mais pour l’heure, j’écris un roman, d’autres nouvelles, des poèmes, je dessine, je photographie, je prépare un nouveau spectacle…, nous verrons bien si je parviens à mettre de l’ordre dans ce fatras…