Libération, 5 juillet 2002, par Jacques Durand

Deux oreilles pour Charlie Parker

Pour Francis Marmande, la corrida et le jazz sont deux façons d’observer le monde.

Le premier article taurin de Francis Marmande dans Le Monde : « Une note » sur la mort de Paquirri en septembre 1984. Mort qu’il a appris par un coup de téléphone de sa mère. Personnellement, et si vous le permettez, j’ai appris la mort de Paquirri près d’un laurier-rose où quelqu’un m’a crié : « Hier, Paquirri s’est fait tuer par un toro à Pozoblanco. » Fin août 1947, Louis le viticulteur a eu connaissance de la mort de Manolete dans ses vignes près de Montpellier ; l’ouvrier agricole espagnol qui était avec lui s’est arrêté raide, muet pendant un quart d’heure entre les souches. On sait comment Belmonte a su la mort de Joselito chez lui entre deux parties de cartes, alors qu’il s’amusait à souffler une boulette de papier à travers une sarbacane. Puis il s’est écroulé en larmes.
Réorchestration. Marmande écrit : « La corrida est une façon différente d’être malheureux. » Malheureux et stupéfait. Avec elle, on peut être malheureux et stupéfait près d’un téléphone, d’un laurier-rose, d’une allée de Carignan, de jetons de poker. À partir du lapin est un journal sur la corrida définie comme « rhétorique stricte de musiques sous-entendues ». Marmande reprend des articles publiés dans Le Monde entre 1989 et 2001, et il n’est pas indifférent qu’il commence par cette allusion à la mort de Paquirri et à sa « note », mot qui engage la chronique taurine du côté de la musique, y compris celle du glas. La chronique taurine est en effet une réorchestration de thèmes obligés que chacun interprète à sa manière : le toro de Miura, la main de Joselito qui ne torée pas, Séville et Curro Romero, Séville sans Curro Romero, l’encierro de Pampelune, Nîmes, Vic, le repas des mâles dans les arènes de Bayonne, Mexico, l’ennui taurin, etc. On y est tous passés, les chroniqueurs taurins de demain y passeront. L’essentiel est que chacun reprenne le thème et fasse ses gammes selon sa propre musique. Et Francis Marmande y ajoute ses pizzicati. Il pince les cordes de cette contrebasse appelée tauromachie, « la plus dramatique des sciences inexactes », et sa musique fait dresser l’oreille pour les dissonances aporétiques qu’elle laisse échapper. Exemple : « Une corrida qui n’a pas eu lieu n’est pas moins intéressante qu’une autre. » Pour étayer cette thèse sur « l’esprit musical » de ce livre, on citera cette autre définition de la corrida : une « théorie polyphonique des exceptions ».
Harmonica. La polyphonie renvoie le lecteur à Bayonne où l’auteur est né. Gamin, il jouait des paso doble à l’harmonica pendant que ses copains mimaient la corrida. Et voilà : on commence à la Plachote en soufflant et en aspirant de l’air sur des anches libres métalliques et on finit en comparant José Tomás à Schubert. Quant à l’histoire du lapin, on ne la divulguera pas. On la découvrira dans ce livre d’observateur pointu qui raconte que la corrida est comme le jazz : « Un poste d’observation singulier sur le monde, un lieu de palabre sans fin, un de ces points de la planète d’où on peut essayer de comprendre moins mal. » De comprendre moins mal qu’il n’y a rien à comprendre ?