Libération, 23 octobre 2003, par Jean-Baptiste Harang

Guadalquivirginales

Un million d’Espagnols se rendent chaque année en pèlerinage au « Rocío ». Un récit de Francis Marmande.

Il y a un accent sur le i de Rocío, le dépaysement commence dès le titre, c’est un accent tonique, comme le livre. Il s’ouvre sur un avertissement au lecteur (un lecteur averti redouble d’attention), puis offre une carte, et dès la page treize propose la moitié d’un épilogue, l’autre moitié devra se mériter, ce livre est un hymne au désordre. Prenez garde, donc : « Voici un roman qui répète à l’envi un nom, celui de Rocío. Le Rocío est un village au Sud du Sud de l’Andalousie. Son nom se confond avec la fête folle dont un pèlerinage est l’occasion. Ce nom du Rocío dit la rosée. C’est aussi un prénom féminin. Le Rocío, le village de ce nom n’existe que trois jours par an, à Pentecôte quand un million de pèlerins en folie rendent visite à sa vierge : la vierge du Rocío. Il importe pour entendre sa romance de prononcer son nom en traînant sur l’accent tonique qui détache le i de “rossi-yo” et fait culminer la deuxième syllabe : ro-CI-yo […] le “yo” final se perdant dans un murmure de gorge, on perd l’image sonore de ce village qui en un sens n’existe pas. El Rocío. Or cette image revient comme un chant, un cri ou un gémissement d’amour à toutes les pages. » Ces lignes, les premières, avertissent, comme si on avait l’intention de lire le livre à haute voix. Elles pourraient constituer la quatrième de couverture, presque tout y est : le pèlerinage, la vierge, la foule, et cette langue étrangère qu’on parle moins qu’on ne la chante. Et puis tant pis, sa modestie dut-elle en souffrir (les vrais modestes n’en souffrent pas), avouons qu’on en a lu quelques pages à haute voix, emporté par la foule, païenne et superstitieuse, bigote et alcoolique (les deux principaux pèlerins se disent athées, l’un « comme un réverbère », l’autre « comme un pot de yaourt »), qui une semaine durant marche vers ce « pubis de l’Europe », d’où l’on sort chaque année une statue de vierge « qu’on avait fini par perdre après l’avoir cachée ».
Les trois premiers mots nous apprennent que ce livre est un roman, nous l’oublions bien vite. Une romance plutôt, un récit, un reportage fait par l’auteur voici quinze ans dans la folie des autres, folie contagieuse. Il dit l’organisation de la procession par des dizaines de confréries, logistiques et traditions pointilleuses, toutes tendues vers un chaos certain, évité de justesse depuis près de deux siècles, mélange des genres et des gens. Il dit l’indicible, à savoir qu’on n’en peut rien savoir si on ne s’y frotte pas. Il le dit si bien, et c’est la faiblesse de l’entreprise, qu’il parvient à nous tenir à l’écart de l’événement, comme il courait lui-même le risque d’y rester, Français parmi les Espagnols, émaillant son discours de castillan sonore, affirmant ses axiomes de séduction de l’autre : « L’Andalousie est une exagération », ou « il y a dans le bohémien espagnol quelque chose d’indéniable ». Notre auteur pèlerin réussit son intégration aux dépens de ses lecteurs qui restent dans la marge du livre à regarder éberlués passer le défilé. Ne leur reste que le régal d’une écriture, ses trouvailles et ses excès, et cette gourmandise en bouche qui les console de la foule centrifuge : « Rocío », le pied d’appui sur le i, de là on plonge dans la folie et la fête.