Livres hebdo, 20 juin 2003, par Christine Ferrand

Une rave flamenca

On connaissait Francis Marmande pour ses chroniques sur les corridas dans Le Monde. Avec Rocío, il livre un récit flamboyant et désenchanté d’un pèlerinage andalou.

Professeur de littérature de Paris-VII, spécialiste de Georges Bataille et de Michel Leiris, mais aussi chroniqueur de jazz et de tauromachie au Monde, Francis Marmande propose un étrange récit, Rocío pour la collection « Faenas » de Verdier. Pour une fois, il n’est question ici à proprement parler ni de tauromachie, ni de jazz. Et pourtant l’Andalousie est au centre de ce texte étrange et composite, tour à tour élégiaque et dérisoire. Il raconte ici un étrange pèlerinage auquel il participa en 1997. À moins qu’il ne l’ait rêvé, tant ce récit, composé comme un cante flamenco avec tour à tour explosion de souffrance et de joie pour se terminer sur le désenchantement, relève de l’onirique. Quatre jours avant la Pentecôte, chaque année depuis le quatorzième siècle, mais avec une ferveur nouvelle depuis la mort de Franco, une immense foule se rassemble à Séville pour aller rendre hommage à la vierge d’un petit village andalou, Rocío. Un million de pèlerins organisés tant bien que mal en confréries cheminent ainsi pendant huit jours, quatre allers et quatre retours, dans la chaleur accablante, la poussière, les odeurs d’essence et de friture. En tête, un autel sur un char fleuri, suivi d’une vingtaine d’autres chars décorés, tirés par des bœufs ou des taureaux, eux-mêmes suivis de tout le reste du cortège : « à pied, à cheval, en voiture ancienne, en 4 x 4 (pour livrer les glaçons) ; avec semi-remorques et poids lourds équipés de douches pour les repas et les costumes, la plus belle collection d’impeccables carrioles issues des temps anciens et astiquées pour la fête, sous un air de western, de cinémascope et d’opéra ». Catastrophe écologique pour la région, cette bacchanale échevelée et alcoolisée prend des allures d’épopée mythique sous la plume du Français miraculeusement admis dans la très respectée Hermandad de Triana, le quartier gitan de Séville, dont les vingt-sept chars sont tirés par les très célèbres taureaux de l’élevage de Miura. Au cours du lent ébrouement du cortège, le Rocío devient un miroir déformant, grimaçant ou flatteur, de l’âme humaine, ici en représentation d’elle-même. Deux temps forts dans cette épopée : le premier est le passage cauchemardesque de la rivière Quema, « Styx noirâtre », où l’on piétine sous « le feu des foudres de l’enfer » ; « Exorbités, les globes brûlent. Cornée en fusion. Sueurs, arrosages sucrés gazeux, humeurs, poussières, douches, de bière cuite, sables, huiles, aiselles et replis. Le corps entier part en friture […] Partout une immense clameur, les voix portent loin, mêlées aux moteurs et aux chants ». Lui répond, a contrario, le lendemain, la douceur de la Raya, « vaste boulevard sablonneux, tunnel doré des ors que surplombe le ciel entre deux pinèdes » où le cortège s’étire et se rassemble comme un « bandonéon des sables ». Le Rocío prend alors le temps de se regarder, de s’apprécier, de se congratuler pour l’image qu’il se donne à lui-même : « Les pèlerins incrédules se retournent sur leur propre passage. On ne se lasse pas de contempler. Quoi ? Nous. Eux. Ceux qui sont derrière. Nous en train d’arriver sur nous. »

Quatre jours pour atteindre le village et apercevoir la vierge convoitée, et pour se dissocier, se retrouver : « Le sang païen revient. Nous est carrément un autre. […] Le cœur n’y est plus. Charme rompu comme une traduction de copla. » Gueule de bois de retour de fête. Désenchantement au sens propre. D’autant que depuis 1998, après la rupture d’une digue à Almonte et une grave pollution de la région, l’itinéraire du Rocío est modifié, pour la première fois depuis six siècles.