Livres hebdo, 20 avril 2001, par Michel Puche

L’aficionado et le torero

Désarroi et passion de l’aficionado Francis Marmande face à Curro Romero, torero de légende et mythe vivant de Séville.

Si les taureaux s’ennuient le dimanche, comme le chantait Jacques Brel, et s’ils écoutent la radio espagnole, ils ont entendu, le 22 octobre dernier, Curro Romero annoncer qu’il abandonnait l’arène. À 66 ans, ce torero de légende, surnommé le « Pharaon de Camas » (du nom d’un faubourg de Séville où il est né), a ainsi pris sa retraite après plus de quarante ans d’activité, soit la plus longue carrière du siècle. D’aucuns diront qu’il avait assez cotisé…
Curro Romero alterna en effet les succès et les débâcles retentissantes. Cinq fois, il est sorti en triomphe des arènes de Séville, et sept fois Madrid lui a accordé cet insigne honneur. Mais ce torero parfois génial pouvait encore plus souvent sombrer dans le grotesque et, par exemple, refuser de tuer un taureau qui ne lui convenait pas. Question d’inspiration. À Madrid, le 25 mai 1966, après un tel refus, il termine la soirée en prison. Mais le lendemain, dans ces mêmes arènes, réputées les plus exigeantes, il enchante le public et ressuscite au cœur de ses admirateurs.
Pendant ses années noires (1969, 1970, 1971), « d’est en ouest dans toutes les Espagnes, les gens se munissent de papier hygiénique pour le conspuer », rappelle l’auteur. Devant des publics furieux de sa piètre prestation, il reçoit des pluies de projectiles de toutes sortes mais conserve « cet air d’imperturbable financier du siècle des Lumières portraituré par Goya ». Séville, où il s’est présenté plus de cent fois – un record – lui reste toujours fidèle. Cette plaza, qui préfère les toreros artistes aux guerriers, c’est « son Bayreuth, sa Scala et sa place boursière ».
C’est ainsi que Francis Marmande, chroniqueur taurin au Monde, nous raconte sa fascination pour une figure exceptionnelle de la tauromachie contemporaine. « Aimer Curro, poursuit-il, ce n’est pas une passion, c’est l’épure de l’afición, l’amour du secret de Séville. » Lui connaît bien cette ville d’Andalousie où il a enseigné le français pendant deux ans. On le connaît aussi comme un spécialiste de Georges Bataille et de Michel Leiris, dont il a publié La Course de taureaux (Fourbis, 1991). Et ses premiers toros, il les a vus en 1954, à Saint-Sébastien. Mais un déluge s’abattit sur la ville et la course fut arrêtée. Depuis, confie-t-il, « je cours après ces deux toros qui ne sont pas sortis à cause de la pluie un soir d’août 1954 ». Au Monde, bien sûr, tout le monde n’est pas d’accord. Des lecteurs demandent l’arrêt de cette chronique, qui était tenue il y a quelques années par Jean Lacouture, mais d’autres en apprécient le ton et la manière. Certains, qui réprouvent la corrida, vont même jusqu’à collectionner ces articles…
Marmande se range parmi les curristas (partisans de Curro Romero). Parmi eux, on comptait Orson Welles, Picasso, le grand chanteur Camarón de la Isla et le peuple des Gitans. Il mêle les images qui font mouche (« une paella grande comme une arène portable ») aux anecdotes les plus drôles (Curro Romero « toréant de salon » dans un garage de Moscou, devant une tribu de communistes espagnols). Son texte, court et lyrique, s’inscrit à merveille dans la bien nommée collection « Faenas », chez Verdier, où figurent déjà Camilo José Cela, Jacques Durand, Alain Montcouquiol… Et les amateurs apprécieront cette nouvelle faena littéraire, suave comme une véronique de Curro Romero et profonde comme un chant flamenco.