Le Point, 29 janvier 2009, par Hervé Denyons

Mano a mano avec l’absent

Alain Montcouquiol raconte son frère trop tôt disparu, le célèbre torero Nimeño II.

Grand, svelte, tête haute et cheveux de jais tirés en arrière, à 6o ans passés Alain Montcouquiol demeure Nimeño le torero. On ne naît pas torero, on le devient. Et on le reste. Surtout lorsque l’on a été un des premiers Français de l’après-guerre à tenter l’aventure sur le sable des arènes. Parti des quartiers pauvres de Nîmes avec comme compère Simon Casas pour se faire un destin. Pour « se jouer la vie comme des morts de faim », puisqu’elle n’a à offrir que ce qu’on lui prendra. Dans les années de plomb de l’Espagne franquiste où les étrangers sont parias dans l’arène, le pari est osé, puisqu’il n’est de bon matador que d’Ibérie. De taureaux rares en maigres cachets, après des années de courses improbables, du nord au sud de l’Espagne, malgré un prix de la Fondation de la vocation, en dépit du courage et de l’obstination, Alain le torero ne sera pourtant jamais matador. Mais son alternative à lui fut plus belle. Et plus durable. Se consacrer à Christian, son jeune frère, devenu Nimeño II sous l’habit de lumière. Alain fera d’abord tout pour le détourner des taureaux, avant de l’accompagner durant quinze années dans toutes les arènes du monde, au long d’une carrière hors norme qui mènera le Nîmois au sommet. Avant l’accident survenu à Arles en 1989, qui laissera Nimeño II paralysé, privé de sa passion, et le conduira au suicide. De ce mano a mano unique entre deux frères, Alain avait construit un récit bouleversant, Recouvre-le de lumière, paru en 1997 aux éditions Verdier. Texte salué pour sa qualité littéraire et l’universalité du propos : la force des liens fraternels et l’impossible acceptation de la disparition de ceux que l’on aime. Le livre avait d’ailleurs été adapté en spectacle par Philippe Caubère et joué dans la France entière.
À l’époque, dans la préface de son ouvrage, il écrivait cette phrase terrible pour dire la permanence de sa douleur : « Christian est mort ce matin, voici cinq ans. » Dans son nouveau livre, Le Sens de la marche, on pourrait presque lire entre les lignes : « Christian est mort ce matin, voici quinze ans », tant l’absence de ce frère disparu à 37 ans reste pesante. De Christian ne resterait-il que la statue qu’Alain peut apercevoir durant ses longues insomnies sur la place des Arènes, juste sous les fenêtres de son appartement nîmois ? La lecture du Sens de la marche prouve le contraire. Alain y ressuscite l’incroyable parcours des Montcouquiol devenus Nimeño I et II, du père, Léonce, mort lui aussi trop jeune, des amis, des figures du mundillo croisés en Europe ou en Amérique du Sud durant trente ans. Et de ses souvenirs, livrés dans un style sobre et direct, il fait naître un récit au goût d’éternité. Texte pétri d’humanisme et de nostalgie qui renverra une nouvelle fois le lecteur à ses propres interrogations : quel sens donner à la vie ? Aux souvenirs ? À la mort ? Et quelle place donner à ceux qui ne sont plus ?

« Rassembler les mémoires »

Car Nimeño le torero est aussi Alain l’écrivain. Totalement autodidacte, il a fait ses humanités au travers des livres et des rencontres, de Séville à Mexico, en passant par Caracas, Barcelone et Madrid. Il a appris à dire la vie avec ses mots, dans de petits cahiers qu’il noircit au stylo chaque jour. Autant par passion que par nécessité. Celle de témoigner pour les disparus, de « rassembler les mémoires dispersées ». Puisque dire, c’est continuer de faire exister l’autre, les autres et soi-même. « J’ai longtemps cru que je ressassais, je ne voulais d’ailleurs pas publier, mais je sais maintenant que je veux transmettre », confie-t-il. Transmettre à ses neveux, à ceux qui ont perdu un être cher et qui, même totalement étrangers à la tauromachie, se reconnaissent dans son récit et lui écrivent. Ou qu’il rencontre lors des lectures musicales qu’il anime avec son compère guitariste Philippe Cornier. On ne naît pas écrivain. On le devient. Et Alain veut maintenant le rester, puisqu’il a prévu de publier prochainement une suite pour clore la trilogie de son mano a mano avec l’absent.