Libération, 4 septembre 2008, par Jacques Durand

Le pur désir d’Alain Montcouquiol

Le titre du dernier ouvrage d’Alain Montcouquiol est réversible. Le Sens de la marche pourrait devenir « La marche du sens ». Quel sens ? Celui, qu’il pense perdu, de sa propre existence balisée par des morts : son père Léonce, son frère Christian, torero suicidé, pendu à un coup de corne, une pie tuée d’un coup de fusil, un poisson au bout d’un hameçon, une vocation, la sienne, de torero, ensevelie sous celle de Nimeño II, le frérot.
Sur sa propre expérience taurine, l’auteur revient avec plus de détails que dans son précédent ouvrage Recouvre-le de lumière. Comme si maintenant elle pouvait remonter à la surface de son deuil. L’Espagne sépia des années soixante, sa vie de vagabond torero à Salamanque, sa première novillada avec picador à Saragosse, sa première course en habit de lumières à Jaén, sa présentation à Nîmes et d’autres aventures sont évoquées sans illusion, sans forfanterie, sans s’y étendre outre mesure et avec beaucoup d’interrogations. Comme ce jour où, porté en triomphe dans un village près de Valladolid, il a craint un moment que ses admirateurs ne le jettent à la rivière. Une nostalgie s’y fait jour : « Toréer n’était un substitut de rien. Je me souviens, c’était un pur désir, une sorte d’immortalité. » Une certitude surnage : Être torero, ce n’est pas exactement vouloir toréer. » Cela dit, le temps d’une passe de poitrine, de quelques passes de cape à Nîmes en 1969, de faenas ailleurs, il s’est « senti torero ». On conviendra que ce n’est pas donné à tout le monde.
Le Sens de la marche porte un sous‑titre indéchiffrable : « westor ». On laissera au lecteur le soin d’en soupeser l’étrange poids et les troublantes accointances qu’il tisse avec l’existence de l’auteur. C’est un mot nocturne et énigmatique qu’il a gravé, automatiquement, sur une grosse pierre. Il sonne comme le « Rosebud » de Citizen Kane ou le « Never more » du poème « Le Corbeau » d’Edgar Poe. L’enfance des bonheurs enfuis, le jamais plus traversent en effet ce beau texte grave, confidentiel et pudique à la fois, qui serre le cœur et va d’une pierre à l’autre. De celle de westor à la pierre tombale de Christian dans un cimetière de Nîmes.
Dans son livre, Alain Montcouquiol se tourne et retourne sur sa couche comme un dormeur en proie à un mauvais rêve et à l’obsédante présence de l’absence. Sauf qu’il ne dort pas, que ce n’est pas un rêve et qu’il ouvre bel et bien chaque jour ses fenêtres sur la statue, en bas, de son frère. Comme son auteur dans le train qui le mène à Barcelone ou dans une chambre d’hôtel à Mexico, ce texte d’insomniaque ouvre et ferme les yeux. Cependant, s’il ferme les yeux, c’est pour mieux scruter un passé qui porte mal son nom. Il ne passe pas. Il est arpenté, douloureusement dans le noir. Des fantômes en émergent : Julio Robles, Paquirri. La lucidité de l’auteur fouaille sa nuit et se penche une fois de plus sur cette inimaginable image : Christian mort, et qui ne dira plus « toréer c’est ce que je sais faire, c’est ce que j’aime le plus, c’est la chose avec laquelle je me débrouille le mieux et qui me rend heureux. » Et la chose qui combat chez lui une sotte de mal de vivre. Christian hante l’ouvrage. Christian, ses coups de blues, sa gaieté, son amour du Mexique, ses cinq coups de sonnette, « le claquement sec de ses mocassins sur les marches de l’escalier » de la maison d’Alain. Dont l’écriture précise, aiguisée, ressuscite, parmi d’autres, ce bruit de la vie, désormais et à jamais d’hier.
Cependant, baptiser ce bruit souvenir serait oublier sa douloureuse permanence. Alain le fait remonter de sa cage d’escalier, l’entend à nouveau et entend aussi qu’il ne l’entendra plus. On éteint plus facilement les incendies dans la garrigue nîmoise que cette brûlure-là. L’auteur, qui compare l’écriture à une « lente saignée » qui pourrait soulager, explicite ses motivations. Il dit écrire pour fuir, pour penser autrement, pour donner l’impression qu’il travaille à quelque chose, pour ne pas prendre le risque de devenir juste le frère d’une statue, pour « donner des rendez-vous à Christian ». Très certainement. Mais il écrit aussi parce qu’il est un véritable écrivain.