Libération, 7 juin 2007, par Jacques Durand

Nimeño II, un combat contre les préjugés

Il y a trente ans, Christian Montcouquiol imposait l’idée qu’un bon torero pouvait être français.

Sébastien Castella a dédié un toro à son frère Alain, Matías Tejela, à son fils Alexandre, Miletto, au ciel. La récente feria de Nîmes rendait hommage à Christian Montcouquiol, Nimeño II, à l’occasion du 30e anniversaire de son alternative. C’était le samedi 28 mai 1977, Nîmes olympique était encore en première division, Padre Padrone des frères Taviani venait de recevoir la palme d’or au Festival de Cannes et Margaret Trudeau, femme du Premier ministre du Canada Pierre Trudeau, avait, pour une existence plus rock’n’roll, filé à l’anglaise avec Ronnie Wood, le guitariste des Rolling Stones. Et un comité d’action anticorrida menaçait de se manifester.
Rien de nouveau sous le soleil ? Si. La tauromachie française. Dans ce mois de mai, elle faisait parler d’elle en Espagne. En avril, Nimeño II, encore novillero, avait triomphé à Séville, étonné Antonio Ordoñez et séduit la presse taurine. Julio Montes dans La Hoja del Lunes soutenait que le Français, « par son art et son classicisme », aurait dû naître chez les gitans du quartier de Triana. Dans ABC, Joaquin Caro Romero le qualifiait d’« artiste », et le fameux Luis Bollaín était prêt à le comparer avec l’incomparable totem au nom tabou, à savoir Manolete : « Pour trouver un point de référence en ce qui concerne la quiétude des pieds et le mouvement de bras, je devrais remonter à une époque et à un nom… que j’hésite à écrire. Nimeño ? Je dis un « sommet » avec des majuscules. »
Le 1er mai à Madrid, nouveau coup de tonnerre. Le novillero nîmois Lucien Orlewski, « Chinito de Francia », père polonais, mère vietnamienne, coupe, en quinze passes, l’oreille, la première de la saison madrilène, à un novillo sérieux et difficile de Maribañez. Il a été embauché pour l’exotisme un « Chinois » qui torée !, il triomphe pour son savoir-être en piste, son goût, son classicisme. « Chinito de Ronda » titre ABC, et le critique Pepe Luis raconte à ses lecteurs que ce « Chino » « a un nom de pianiste et un temple de torero ».

Calamar

Huit jours plus tard, toujours à Madrid, Nimeño II coupe une et une oreille à deux novillos de Buendia, avec forte pétition d’une seconde oreille pour son deuxième combat, et sort en triomphe de Las Ventas. Pour Diario 16, « les toros parlent français » et selon Informaciones, « Nimeño II va à torero grande » : Nimeño II est en route pour être un grand torero. Comme ce pêcheur marseillais qui vient, dans une calanque, de croiser « un calamar gros comme un autobus », tout ça en bouche un coin. En Espagne, bien sûr, où l’on évoque « l’invasion française », mais aussi en France, où, pour beaucoup, être français et être torero, qui plus est « artiste », est à jamais incompatible.
C’est une thèse répandue, et que les récents succès de Castella viennent, à peine, de dégommer. Le président de la peña taurine de Dax la développait en 1971 dans un numéro de la revue nîmoise Toros : « Il y a eu de bons toreros dans le nord de l’Espagne mais jamais de grands. Il y a eu de grands toreros madrilènes ou de Salamanque mais la salsa (la « saveur »), seul l’Andalou l’a toujours possédée. Je ne vois pas comment un Français qui habite encore plus au nord pourrait avoir ces qualités-là. » Jean Cau défendait cette vision, Jean Lacouture, dans sa préface au livre de François Coupry Dans l’intimité du toro, lui tournait le dos : « Être né au nord des Pyrénées n’interdit pas d’être bon torero. »
L’année précédente, Nimeño II avait reçu l’oreille d’argent de Radio Nacional de España, qui consacre le meilleur novillero de l’année. Il avait participé à 34 novilladas, la moitié en France en gagnant un peu d’argent, l’autre moitié en Espagne sans rien gagner. Pour l’avoir vu novillero, le pape français de la critique taurine, Claude Popelin, croyait en l’avenir du torero nîmois. Ce n’était pas l’avis de tout le monde. Interrogé ce 28 mai par Midi libre, l’important critique français Paco Tolosa lui reconnaissait du temple, « le propre des grands toreros », son talent aux banderilles, son « coup d’épée sûr », et le voyait faire une carrière « à la Fermin Murillo », honnête et solide second couteau des années 60, avec une quarantaine de corridas par saison. Pierre Mialane, médecin et écrivain taurin, voyait dans Nimeño II « un brillant sujet  » mais refusait cette pression que beaucoup lui mettaient sur le dos : « Je me contenterai d’émettre un vœu. Celui que grands aficionados et spécialistes français cessent d’examiner le talent de Nimeño II par rapport à Joselito et à Belmonte… Grand Dieu, qu’on lui laisse le temps de devenir le grand concertiste qu’il sera demain. »
On retrouve l’écho de ces réticences et préjugés, y compris locaux, dans le billet vif que la journaliste Françoise Martinez donnera dans le quotidien communiste La Marseillaise, le lendemain de l’alternative : « Nimeño s’est hissé hier à la hauteur de matadors confirmés que sont Teruel et Manzanares. Les râleurs n’y pourront rien changer. »

Avalanche

Samedi 28 mai, les arènes sont à ras bord. On n’a pas vu ça un samedi de feria depuis la venue d’El Cordobés, en 1965. Christian, 23 ans, s’est habillé chez son frère Alain, place de Barcelone. Un habit vert et or. L’énorme ovation qui l’a accueilli lorsqu’il est apparu entre Angel Teruel et Manzanares lui a, comme le raconte Alain dans son livre Recouvre-le de lumière, mis les larmes aux yeux. La ferveur populaire qui la sous-tendait et tombait en avalanche des gradins balayait sous sa clameur les menues circonspections de quelques circonspects. Un torero français devenait matador avec deux grands toreros espagnols et rien n’était plus normal. Manzanares, après une grande faena tuera a recibir un noble toro de Torrestrella et recevra deux oreilles, comme Angel Teruel. Les deux avaient donné le meilleur. Ni l’un ni l’autre n’avaient levé le pied, ce qui est le meilleur hommage qu’ils pouvaient rendre au néo-matador français.
Nimeño n’est pas tombé sur le meilleur lot. Ses toros se réservaient, avaient des charges courtes. Il leur a coupé une oreille à chacun après deux faenas combatives et deux magnifiques estocades. Relampaguito, critique de La Marseillaise l’a vu, à son deuxième toro, « un peu désemparé » et a mis son trouble au compte d’une « émotivité un peu compréhensible ». Son toro d’alternative se nommait Elegante et l’attrapera, sans mal, au cours de la faena. Il était blanc et noir, comme l’avenir de Nimeño II.

Solaire

Vu le final dramatique de l’histoire, l’accident de Nimeño II avec le Miura à Arles en septembre 1989 et le suicide de Christian Montcouquiol, le 25 novembre 1991, on a envie de se souvenir seulement de la belle lumière qui inondait ce samedi de mai 1977 comme de celle qui a illuminé son combat épique, magnifique et solaire, contre six toros granitiques de Guardiola, en mai 1989, toujours à Nîmes. Le lendemain de son alternative, Nimeño toréait à Barcelone, où il a pris un coup de corne. Ce soir-là, dans les arènes de Nîmes, Joe Dassin chantait l’adolescence irrésistible : « C’est la vie Lily / quand tu vas dans les rues de la ville / tout le monde t’admire et tes sourires / et ta jeunesse font rêver les soldats. »