L’Indépendant, 7 avril 2012, par Serge Bonnery

Des vies si grandes

« Je suis debout, immobile devant la fenêtre face aux arènes » Avec son dernier livre, Alain Montcouquiol l’ouvre grande, cette fenêtre, pour réveiller des souvenirs tombés d’un ciel de pluie, en fines perles.
Depuis la mort de son frère Christian – le grand Nimeño II – après l’accident survenu dans les arènes d’Arles et qui l’avait laissé impotent, le monde d’Alain Montcouquiol est peuplé de fantômes. Connus ou anonymes, tel cet homme-ombre promenant son chien et qui, arrêté devant la statue d’un torero, « attend impassible la charge d’un toro imaginaire et dessine lentement dans le vide quatre passes magnifiques ».
Le toro de Miura qui a eu raison de Nimeño II, un jour maudit de septembre 1989, ce toro-là ne l’était pas, imaginaire. Il a poussé le matador au suicide. Ce avec quoi il vaut vivre « seul, aujourd’hui ».
Alors, contre la mort hirsute, reviennent des moments de vie, plus antidotes qu’anecdotes. « Tout commence sous la pluie, dans un banal paysage de campagne du côté de Salamanque » Il y a « un chemin de terre ocre très boueux », « il fait froid »… Des commencements, il y en a des chapelets dans le livre. Ce sont des commencements qui ne finiront jamais. Le toro ne vous lâche plus quand vous vous y êtes frotté et que vous y avez laissé toutes vos plumes. Sous celle d’Alain Montcouquiol, les souvenirs sont plus vastes que le souvenir. Ils sont comme les prairies infinies et mouvantes du campo charro où poussent des toros de rêve.
C’est aussi parfois dans les cafés que survient l’épiphanie. Calle Sierpes. Séville. Un gosse mal fagoté pénètre dans la salle, salue l’assistance, appelle d’un sifflement son petit chien gris, « sympathique bâtard » qui fonce sur la casquette que l’autre lui présente comme une muleta. « Tue-le maintenant… » lui demande le public. « Le gosse se saisit du chien, […] recule de deux pas pour simuler l’estocade. Il s’élance, la casquette en avant, laisse glisser sa main droite sur le cou et le dos de l’animal qui soudain se couche comme mort »…
Ainsi Alain Montcouquiol « allume les souvenirs que lentement il fume, le soir venu. Que reste-t-il d’un tel périple ? Les mots. Ceux que l’écrivain triture pour les assouplir et leur donner la patine des capes qui ont tant servi. Et cette chemise en lambeaux encore maculée du sang du frère, avec pour tout ornement son dérisoire trèfle à quatre feuilles. « Je me réveille baigné de sueur, le corps frissonnant, la gorge douloureuse ». Il est des vies si grandes, si lourdes, qu’elles vous empêchent de dormir pour toujours.