La Liberté, 4 février 2012, par Alain Favarger

Léonid Guirchovitch. Dans un roman dense, complexe, d’une belle veine historique et poétique, l’écrivain russe décrit la capitale ukrainienne et son Opéra aux heures noires de 1942.

Encore peu connu ici, Léonid Guirchovitch est un écrivain musicien. Né à Leningrad en 1948, ce virtuose, qui est devenu premier violon à l’Opéra de Hanovre après avoir émigré en Allemagne, manie la plume avec autant de brio que lorsqu’il joue les grands maîtres du répertoire. Dans la meilleure tradition du roman russe, modernisé avec audace, il mélange peinture d’atmosphère, reconstitution brûlante d’une époque, analyse des caractères, élans lyriques et visions métaphysiques.
Après deux romans, Apologie de la fuite (Verdier, 2004) et Têtes interverties (Verdier, 2007), cet écrivain exigeant, qui sollicite la patience et l’intelligence du lecteur, nous revient avec Schubert à Kiev, nouvelle fugue impressionnante. Le cadre en est Kiev au tournant des années 1942-1943. L’auteur n’hésite pas à bousculer l’un des tabous de l’histoire et de la littérature russes, à savoir la collaboration d’une partie importante de la population ukrainienne avec les Allemands, accueillis en libérateurs lors de la déroute de l’Armée rouge en été 1941.
Nous voici donc dans Kiev à l’heure allemande et, en particulier, à l’Opéra, haut lieu de la ville, choyé par les nouveaux maîtres qui en font l’un des symboles du rayonnement de la culture allemande. Entre-temps les Ukrainiens ont déjà commencé à déchanter. Les espoirs d’indépendance retrouvée sont battus en brèche par l’implacable régime mis en place par l’occupant. Pratiquement tous les juifs de la ville ont été massacrés à Babi Yar. Des milliers d’appartements ont été pillés et les seigneurs de la Wehrmacht se sont installés dans le quartier chic de Lipki.

Rêve de liaison à trois

À l’Opéra règnent le chef d’orchestre Münster et le Verwaltungsdirektor Mainzer, dont l’épouse adore le « panorama machique » de la ville et les sublimes pâtisseries de sa plus fameuse Konditorei. Cependant le metteur en scène Lozinine, la pianiste Valia Maleïeva, le grand baryton Gaïdaboura, à qui on impose des cours de prononciation allemande, ainsi que la plupart des artistes et employés de la maison sont des indigènes. L’intrigue tourne autour des relations complexes nouées entre tous ces personnages. Ainsi Valia est la maîtresse de Gaïdaboura, mais elle subit également les pressions de Lozinine, qui a découvert les origines troubles du père de la fille unique de la pianiste et rêve de mener avec elles une liaison à trois.
Bien d’autres figures entrent dans cette ronde où l’on voit les Allemands manipuler les talents du cru au profit de l’exaltation des bijoux de la musique allemande. Or, dans l’ombre, s’agite une kyrielle de partisans et francs-tireurs, qui fomentent des attentats et tentent d’instrumentaliser Valia pour arriver à leurs fins, c’est-à-dire éliminer les traîtres qui collaborent ou les plus hauts représentants des forces d’occupation.
Un petit air du génial Boulgakov (écrivain natif de Kiev) plane sur ce roman. Le diable, cible et obsession de l’auteur du Maître et Marguerite, prend ici quelques incarnations hallucinantes. Cependant que tout le livre est dominé par le visage très pur de Pania, la fille de Valia, aux yeux bleus et au regard fondant, quintessence d’une beauté suscitant des rêves plus vastes que la nuit. Dactylo au journal Kiev-Soir, Pania tombera amoureuse d’un jeune soldat de la Wehrmacht, Anselm Thalberg, neveu du chef d’orchestre Münster et originaire d’une communauté allemande de Russie.

La musique dévoyée

Anselm et Pania forment une sorte de couple à la Roméo et Juliette en temps de guerre, dont l’amour est à la fois le miroir de l’absurdité de l’époque et l’espoir de briser les préjugés comme les carcans de ces temps de barbarie. C’est d’ailleurs l’une des forces du livre de Léonid Guirchovitch : l’art de pénétrer dans les mystères de la psyché, l’infinie complexité des êtres et des réalités auxquelles ils sont confrontés.
Toujours incisif, parfois ardu à suivre tant les fils du récit s’entremêlent ou prennent des chemins inattendus, le romancier décrypte les relations de pouvoir, presque toujours féroces. L’ambiguïté aussi, souvent tapie au creux des choses, la versatilité comme la vulnérabilité. Le choc violent des idéologies, la lutte sans merci des ennemis, les populations civiles prises en tenailles, dans les transes. Ainsi quand survient l’attentat contre le général, gouverneur de la ville, la panique s’empare des gens de Kiev qui savent ce que signifie le cycle infernal des représailles allemandes et des persécutions ayant « une allure de catastrophe naturelle ».
Quelque peu tortueuse et alambiquée, l’intrigue imaginée par Léonid Guirchovitch sollicite une grande attention de la part du lecteur. Mais le jeu en vaut la chandelle, tant la peinture est forte, juste et équilibrée. Tant la musique aussi y apparaît envoûtante et exposée à la perversité des pires apprentis sorciers. Adulée et dévoyée par les tenants du Reich millénaire, elle met alors en lumière, selon l’auteur, « l’écroulement de la culture romantique » dont le nazisme représentait « la dernière étape ».