L’Humanité, 19 janvier 2006, par Alain Nicolas

Aux confins de l’humanité

Dans l’esprit de Gogol, une satire sociale, un conte philosophique et la redécouverte d’un auteur essentiel de la modernité russe du début du XXe siècle.

Cela fait trois jours qu’Andreï Ivanytch Polovets est arrivé dans ce poste militaire au bout du monde, et le brouillard ne s’est pas levé. Peut-on dire qu’il se lèvera ? Malgré quelques belles journées de soleil au bord du Pacifique, rien de vraiment net dans la vie de ce détachement militaire isolé dans l’Extrême-Orient. Pourquoi sont-ils là, d’ailleurs, et non dans un régiment tranquille de Russie ? Certainement pas pour leurs compétences. Andreï Ivanytch, lui, s’il a échoué « au diable Vauvert », c’est probablement à cause de sa passivité, de son incapacité à choisir. Musique ou infanterie ? Le choix s’est fait par défaut, en suivant la ligne de plus grande pente. Peu importe, d’ailleurs : ce jeune lieutenant « au front vaste comme la steppe » – seul coup de génie de Dieu qui l’a fini à la va vite et « avec désinvolture » – n’a pas l’air de souffrir outre mesure de son exil.
Il a un programme : « filer le parfait amour, écrire un livre et dominer le monde ». Est-il utile de préciser qu’il faudra peut-être en rabattre ?
Dans le huis clos de cette garnison perdue, peut-on faire autre chose que sombrer dans une infra-humanité ? C’est ce que suggère l’auteur, qui montre les collègues d’Andreï perçus, dans l’atmosphère enfumée du mess, comme de simples morceaux de chair. Même en pied, le microcosme de cette rive, ou de cette île, quasi déserte, n’est guère reluisant. Le général Azantcheev n’a, croit-on, qu’un vice, et innocent : la gastronomie. Le « Mozart de la pomme de terre » est flanqué d’une épouse qui, depuis sa fausse couche, est « ailleurs ». À l’inverse, la femme du capitaine Netchessa accouche chaque année d’un nouveau marmot, qui ressemble chaque fois à un officier différent. Quand à l’autre capitaine, l’immense et raide Schmidt, il est marié à la belle et indépendante Maroussia. On devine la suite, ou plutôt une suite possible. Car Zamiatine, de même qu’il ne se contente pas d’un carnet de caricatures de la vie de garnison, ne tient pas la chronique des drames conjugaux en milieu confiné. Les enjeux qui opposent les personnages sont d’une autre nature : il y va de la possibilité de penser le monde, de rester soi-même, plus encore de sauvegarder son humanité quand tous se liguent pour tirer vers l’enlisement les quelques êtres encore debout. Commencé sur le ton de la farce, le récit atteint au tragique, et celui que la critique appelait « notre nouveau Gogol » touche à l’intensité d’un Pouchkine.
Peu connu en France, où il mourut en 1937, quelque peu oublié dans son pays, Zamiatine est une voix originale dans la littérature russe du début du XXe siècle. Entre naturalisme et symbolisme, il défend le « synthétisme », qui soumet les intuitions idéalistes à la sanction du réel (il se définira même comme « néoréaliste »), et refuse la platitude des écrivains populistes. Bolchevik très tôt, il est incarcéré puis assigné à résidence en 1905. C’est après son amnistie en 1914 qu’il publie Au diable vauvert, immédiatement saisi pour « image profondément insultante des officiers russes ». Il est une fois de plus assigné à résidence. Mais la guerre éclate, et les officiers russes ont d’autres priorités. Ingénieur naval, il est en Écosse en 1917. De retour à Moscou, il participe à la vie littéraire des années révolutionnaires (il est élu en 1920 président de l’Union panrusse des écrivains), tout en se rapprochant des socialistes révolutionnaires (SR). Brièvement inquiété par la Tcheka, il continue à publier de brefs récits et des pièces de théâtre, grâce à sa notoriété et au soutien de Gorki, qui l’aide une dernière fois lorsqu’il choisit d’émigrer. En 1931, Zamiatine, de plus en plus attaqué, interdit de publication, écrit à Staline pour prendre acte de la « peine de mort littéraire » qui le frappe, et lui demande l’autorisation de quitter le pays sans perdre son passeport soviétique. Gorki l’appuie, et Staline acquiesce. Il rejoint la France. Son dernier travail littéraire fut une adaptation des Bas-fonds de Gorki pour Jean Renoir. Avec d’autres (Boulgakov, Pilniak, Babel, pour ne citer que les plus connus), il représente une voix qui aurait pu donner au roman russe une diversité féconde. La lecture d’Au diable vauvert, outre le plaisir qu’elle procure, permettra de se faire une autre idée de ce qu’était la littérature de ce pays, et peut-être de comprendre une certaine veine contemporaine.