La Liberté, 4 janvier 2006, par Alain Favarger

Portrait burlesque de l’ancienne Russie

Evgueni Zamiatine. Proche des bolcheviks comme Gorki, il eut son heure de gloire dans les années 20.

« La vie est une tragédie, il n’y a que deux manières de la surmonter : la religion et l’ironie. » Sous la plume de cet écrivain qui s’enflamma dans sa jeunesse pour la révolution, le propos peut paraître paradoxal. Et pourtant il définit bien le profil de la littérature russe, tout entière hantée par le questionnement métaphysique, la révolte contre l’injustice et une vision drolatique de la société.
Par goût et tempérament Evgueni Zamiatine (1884-1937) penchait volontiers du côté de la satire et de la dérision. Plutôt Gogol que Dostoïevski. Deux récits dont la version française est totalement inédite nous révèlent le talent de Zamiatine. Prenons Au diable vauvert, paru en 1914 dans le journalPréceptes avant d’être victime des foudres de la censure, qui alla jusqu’à assigner l’auteur à résidence « pour outrage aux bonnes moeurs ». L’écrivain nous plonge dans une Russie ancestrale et bigarrée, campant les soldats d’un détachement de l’armée en poste non loin de la frontière chinoise.
On est avant le choc de la Première Guerre mondiale, dans des confins accessibles par mer seulement. L’ennui règne dans la garnison, trompé par l’alcool, quelques fêtes, bals et autres relents d’adultère. Zamiatine dépeint cette comédie humaine avec un humour tel que l’on rit à chaque page ou presque de ce long récit que la censure épingla comme une offense à l’honneur des officiers russes. Il est vrai que ceux-ci en prennent pour leur grade et au premier rang le général Azantcheev, un mufle bâfreur et dépravé, abusant de sa position de pouvoir pour s’octroyer des privautés auprès des femmes de ses subordonnés.
Scènes de la vie militaire, portraits cinglants des uns et des autres, le texte va cependant plus loin que la farce et le vaudeville. Car, au-delà de la satire, la tragédie pointe son nez. Rien ne saurait l’empêcher d’arriver.
Ni les beuveries de la troupe, ni les rêves du jeune lieutenant qui s’est amouraché de la beauté locale. Ni la visite amicale d’un croiseur français dont l’équipage découvre avec effarement les moeurs plutôt frustes de cette soldatesque du bout du monde. Les rires gras et les flots de vodka cachent mal les dissensions et les drames intimes qui couvent dans cette garnison dont les dérèglements annoncent d’autres désastres à venir.
Il n’est pas étonnant que la censure impériale ait vu dans ce texte une insulte à l’un des piliers du régime. Mais l’acuité du regard de l’écrivain sur ce pan vermoulu de l’Empire tsariste fait de ce texte un saisissant miroir de la décadence d’une société essoufflée. Dans Alatyr, l’autre récit inédit de ce recueil, publié lui en 1915 dans La Pensée russe, Zamiatine s’intéresse toujours à la Russie ancienne. Le lieu, Alatyr, est une ville imaginaire frappée d’une curieuse malédiction. Les femmes n’enfantent plus, il n’y a plus de fiancés et les vieilles filles pullulent. On retrouve là le Zamiatine épris de fantastique. Le texte fascine par l’érotisme diffus qui le traverse de part en part avec le personnage de Glaphira, une belle aux regards langoureux, que son père aimerait tant marier pour conjurer le mauvais sort. Le sens de la dérision cher à l’auteur fait mouche avec l’apparition d’un prince pur sucre censé faire se pâmer les filles de la ville. À condition d’oublier son menton disgracieux !
Zamiatine se range du côté de Gogol et nous ravit par son art de décrire les vies médiocres, où les chimères des uns et des autres échouent à éloigner les pesanteurs d’un monde étouffant. Alors le rire de l’écrivain ressemble à « une politesse du désespoir » face à l’impasse d’une Russie bloquée, acculée au diable vauvert.