Mouvement, octobre 2010, par Jean-Louis Perrier

L’homo russus au cœur

Auteur d’une dizaine de pièces de théâtre, traversant la Russie passée ou présente, le romancier Vladimir Sorokine dessine un paysage en ruine, où règnent horreur et excès. Avec Roman, récemment publié en français, il confirme l’importance d’une littérature qui doit « poser des questions ».

Né en 1955 à Bykovo, près de Moscou, Vladimir Sorokine passe un diplôme d’ingénieur avant de s’adonner aux arts graphiques. Adepte du Sots Art (ce mouvement artistique, sorte de Pop art soviétique, né en Russie au début des années 1970) aux côtés de Dmitri Prigov ou Ilya Kabakov, il publie son premier texte important, La Queue, directement en français (1985). Illustrateur, scénariste, librettiste, auteur d’une dizaine de pièces de théâtre, le romancier suscite la vindicte des jeunesses poutiniennes qui édifient une chiotte géante devant le Bolchoï (pour y jeter ses livres avec Le Lard bleu (1999), accusé de pornographie. Journée d’un opritchnik (2000) relie les mœurs policières d’Ivan le Terrible avec celles de Poutine. La Glace (2002) et La Voie de Bro (2004) brassent l’histoire de l’URSS-Russie vue par une secte totalitaire venue du futur. À l’œuvre, une dialectique de construction/destruction qu’illustre l’extraordinaire Roman (1985-1989), qui vient de paraître chez Verdier.

Représentant par excellence du postmodernisme, Vladimir Sorokine fait défiler toute la littérature russe, de Pouchkine au polar contemporain, via les grandes fresques du 19e siècle, les jeux verbaux des formalistes, la SF soviétique et cyberpunk pour soumettre à la question l’homo russus, dans son addiction à l’insoutenable. Ses fantaisies macabres passent par les veines et les artères de Gogol ou de Nabokov, pour atteindre le cœur d’un complot vivace contre l’humanité, dont les tenants et aboutissants portent des noms historiques – lieux, hommes politiques ou écrivains – masques ou clones dégénérés de réalités aussi invraisemblables que profondément vraies. Il dessine des paysages en ruines, peuplés de monstres en proie à de sanglantes pulsions, où futur et passé communiquent dans un totalitarisme friand de rites ésotériques, et s’appuie sur l’excès en tout genre pour déstabiliser son lecteur, face à des « héros » dont la négativité est rehaussée par la perfection du style.

Vous disiez chercher, à l’époque du Sots Art, une « amoralité esthétique ». Est-ce toujours le cas ?

On peut aussi appeler cela « liberté esthétique ». Je continue de la chercher, mais avec d’autres moyens. Ce qui était bon pour les années 1980 et même 1990 me paraît désuet maintenant. Mon principe est de ne pas faire le fou tout le temps dans la même eau.

Est-ce que cela dépend de l’environnement sociopolitique ?

Bien sûr, je réagis aussi au monde alentour. Au début des années 1980, je m’occupais de Sots Art parce que je voyais tous ces mots d’ordre, cette langue, cette civilisation soviétiques. Mais ça a changé, du moins formellement. La rhétorique politique est totalement différente. On peut le vérifier sur un programme télévisé qui s’appelle Nostalgie, qui présente chaque jour un extrait du programme d’actualités d’il y a 25 ans. C’était une autre langue, un autre système d’images. Les présentateurs du journal, les hommes politiques ont changé de système de représentation. Medvedev parle une langue différente de Brejnev.

La langue diffère, mais le comportement ? N’y a-t-il pas une constante de l’homme politique, de l’État ?

C’est moins une question de comportement que de structure. La structure pyramidale de l’État est restée exactement la même. Qu’est-ce qui relie Medvedev et Brejnev ? Ils se voient – se voyaient – au sommet de cette pyramide. L’image sacrée de l’État, sa sacralisation n’a pas changé. L’État russe aujourd’hui – comme l’Union soviétique – n’est pas constitué de citoyens, mais de dirigeants et de sujets. La structure, de type féodalo-totalitaire, reste inchangée.

Les Occidentaux peuvent-ils comprendre la Russie ?

C’est possible, à condition d’y vivre quelque temps. Ce qui est bien la moindre des choses. J’ai vécu deux ans au japon, en y travaillant, et je peux dire que je comprends plus ou moins ce pays. Il n’y a pas d’énigme, de mystère russe comme on l’a souvent dit. Tout est explicable.

Dans un entretien avec Anne Coldefy-Faucard, vous décrivez la Russie comme « un cocktail d’anarchie, de sacré, de violence étatique constante, de médiocrité humaine et d’imprévisibilité ». Êtes-vous vous-même traversé par tout cela ? Ou êtes-vous assez extérieur pour pouvoir énoncer ce jugement ?

Je ne me vois pas de l’extérieur, excusez-moi [en français], j’ai simplement une certaine expérience de cette vie, je la porte comme un sac à dos que j’ai déjà délesté de quelques pierres, mais il est impossible de se débarrasser de tout. À commencer par ce qui s’inscrit dans notre mémoire génétique.

Le Dieu russe est-il dans les pierres jetées ?

Non, pourquoi ? Je ne l’ai pas jeté. Je me suis fait baptiser à l’âge de vingt-cinq ans, j’étais quand même conscient à cet âge-là.

La Russie peut-elle être tenue pour une secte ?

Je n’envisagerais peut-être pas les choses sous cet angle. Si quelque chose a changé pour le mieux chez nous, c’est que les gens sont précisément devenus plus divers, même dans leur apparence extérieure. Si je compare la foule dans les rues à l’époque Brejnev et celle d’aujourd’hui, on voit que l’uniformité a cédé la place aux individualités. Ça commence par les intérêts économiques, politiques, culturels, religieux, etc. Ça permet d’espérer qu’un jour, peut-être, apparaîtra en Russie une société civile.

Est-ce que la Russie peut disparaître ?

Bien sûr. Malgré son immensité. Sous bien des aspects, la pyramide dépend des dimensions de l’État. Nos dirigeants nous le disent : si la Russie avait un autre système, tout s’effondrerait.

Donc, si la société civile se développait, la Russie disparaîtrait ?

Je ne pense pas qu’elle disparaîtra, mais je pense qu’elle changera géographiquement. Mais de quelle façon, comment ?

C’est ce qu’on voit dans Journée d’un opritchnik avec a pénétration chinoise ?

Oui, exactement.

Théâtre et littérature sont-ils en butte à la censure ?

Au théâtre, le principal obstacle n’est pas la censure officielle, qui n’existe pas pour le moment, mais les directeurs des théâtres, qui se sont transformés depuis longtemps en fonctionnaires de l’État. Tous ces directeurs sont vieux. Leur âge moyen à Moscou serait de 74 ans. Leur esthétique s’est formée dans les années 1960. Qu’attendre d’eux ? En littérature, il n’y a aucune censure – pour le moment. J’ajoute toujours, vous avez remarqué, « pour le moment ».

Le théâtre appartient-il à la littérature ?

Non, ce sont deux genres absolument différents. Le théâtre est lié à la scène, il a à voir avec le corps et la parole, des émotions vivantes et l’énergie humaine. La littérature, ce sont des lettres sur du papier.

Mais n’écrivez-vous pas des pièces ?

Il y a une énorme différence entre le texte de la pièce et son exécution. Deux fois, j’ai quitté la première de mes pièces – pour Pelmeni [Les Raviolis], mis en scène à Berlin, et Dismorphomania, à Moscou et Saint-Pétersbourg. J’étais choqué. Parce que ça n’avait rien à voir avec ce que j’avais écrit.
Je ne suis pas grand amateur de théâtre. La scène est un genre très risqué, posée entre deux grands abîmes : la routine et la pochlost gogolienne, terme que Nabokov estime intraduisible [Dans son essai sur Gogol, Vladimir Nabokov le rapproche de la vulgarité, de tout ce qui est terne, et de la routine, Ndt.]. L’acteur doit jouer sans tomber dans ces gouffres. J’ai été maintes fois déçu au théâtre, c’est pour ça que j’y vais rarement. Il y a quand même des endroits vivants à Moscou, comme le théâtre Praktika et le Teatr.doc. Et malgré tout ce que je viens de vous dire, j’écris des pièces !

Langages de pièce et de roman sont-ils différents ?

Le texte dit sur la scène n’est pas le texte couché sur le papier. J’aime écrire des textes en forme de pièces. Parce que quand je les écris, je les vois sur scène. C’est pour ça sans doute que les mises en scènes que je vois me choquent tant. C’est une situation un peu paradoxale.

Votre théâtre est un théâtre de la fable. Pourquoi travailler cette dimension précisément ?

De ce point de vue, je ne pense pas que je me distingue. Je considère mes pièces comme anti-théâtrales. Je ne suis pas le premier à le revendiquer, et je ne peux pas dire que ceux qui l’ont revendiqué aient été souvent mis en scène. Il y a deux théâtres, deux esthétiques. Les textes accessibles à un large public impliquent des concessions et c’est là que commence la vulgarité.

Quand vous commencez une pièce de théâtre, vous posez-vous la question du style ?

Le style concerne la littérature. Pour une pièce, ce qui compte, c’est la construction.

Le théâtre serait-il du côté du visuel ?

Dans la littérature, la description est très importante. Au théâtre, le plus important, c’est la construction et l’énergie.

Dans tous vos livres, le cœur – le mot et l’organe – est au centre est-ce que c’est ça, l’énergie ?

Oui, c’est de là que viennent les sentiments.

Entre un dialogue littéraire et un dialogue de théâtre, quelle est la différence ?

Autour d’un dialogue de roman un certain univers est décrit. Dans une pièce, en revanche, le dialogue est suspendu un peu dans le vide, avec rien autour. C’est pour ça qu’il est si important, quand on écrit des dialogues de théâtre, de sentir leur énergie. Parce qu’on n’a rien d’autre sur quoi s’appuyer. Dans un roman, cela est plus facile d’une certaine façon, parce que les dialogues peuvent s’appuyer sur des paysages, sur le climat, sur le temps qui passe.

Faites-vous des essais vocaux pour vos pièces ?

Non, je les sens. C’est un ressenti particulier. Il faut les sentir, les voir presque comme une chose. Maïs c’est difficile à expliquer. Par exemple, les champions d’échecs n’ont pas besoin de voir l’échiquier, parce que chaque figure du jeu est comme une forme d’énergie qui a une fonction particulière, et savoir de quoi est faite cette figure, si elle est en bois ou en ivoire, n’a aucune importance pour le joueur. La différence entre le dialogue au théâtre et dans un roman est la même qu’entre la fonction et la chose elle-même.

Que pensez-vous des adaptations théâtrales de vos romans – La Glace par exemple, qu’ont adapté Alvis Hermanis et Kornél Mundruczó ? Peut-on faire passer le roman au théâtre ?

On peut tout faire passer au théâtre, même l’annuaire du téléphone, mais tout dépend de qui le fait. La mise en scène de Mundruczó [qui, depuis sa création en septembre 2008 au Nemzeti Szíház à Budapest, continue d’être jouée à guichets fermés, Ndlr.] a été pour moi une surprise agréable.

Vous n’avez jamais été tenté de mettre en scène vos textes ?

Je suis incapable de travailler avec des gens.

« Si ton bras est lancé, frappe ! », est-il écrit sur la hache de Roman (le personnage) dans Roman (le livre). Est-ce une métaphore de votre écriture – êtes-vous un homme à la hache ?

L’écrivain n’est pas forcé d’y aller à coups de hache. Il doit poser les questions. Mais parfois, la seule façon de le faire, c’est d’y aller à coups de hache. La prose qui en résulte sera très dure.