Les Inrockuptibles, 17 février 2010, par Emily Barnett

Âme russe

Depuis plus de trente ans, Vladimir Sorokine revisite la Russie et son histoire. II publie deux livres en France, dont son chef-d’œuvre écrit à la fin des années 1980, Roman. Rencontre avec un écrivain héroïque.

Vladimir Sorokine n’a pas bonne presse en Russie. En quelques livres, cet écrivain de 55 ans à la carrure impressionnante, aux longs cheveux et à la barbichette poivre et sel, n’a pas seulement offert ses nouvelles lettres de noblesse à la littérature russe, il est aussi devenu la bête noire du gouvernement actuel. En 1999, les Jeunesses poutiniennes ont déchiré son roman Le Lard Bleu en place publique. « C’était une manifestation fasciste, se souvient-il. Chaque livre avait été découpé aux bords avec une scie électrique, afin d’être plus facilement déchiré. En face du Bolchoï, ils ont construit une énorme cuvette de WC. La foule lançait les livres déchirés dans la cuvette. » Il faut dire que, depuis qu’il a commencé à écrire, à la fin des années 1970, Sorokine n’y va pas par quatre chemins. Au nombre de sept, ses romans aujourd’hui traduits en France affrontent tous la question du totalitarisme.
Que ce soit dans Le Lard bleu, paru ici en 2002, campé en partie dans une sauterie organisée par le gouvernement stalinien, ou Journée d’un opritchnik (2008), qui se déroule dans le Moscou de 2028 sous la terreur d’une autocratie proche de celle d’Ivan le Terrible (1547-1584), il s’agit pour l’écrivain d’infiltrer un système totalitaire par la fiction afin d’en démonter les rouages. « Mes romans ne dénoncent pas le totalitarisme, ils posent simplement la question. Il n’y a pas de didactisme derrière. J’ai une approche phénoménologique de cette question. Ce qui est important, c’est de montrer comment marche un phénomène, et non de donner une solution ou une recette. »
C’est aussi le cas dans La Voie de Bro, deuxième volet d’une trilogie amorcée avec La Glace en 2005. Dans les deux romans, on suit la dérive sectaire d’un petit groupe (la secte comme « forme moderne de totalitarisme ») voulant reconstituer une assemblée d’élus à l’aide d’un marteau de glace. Si La Glace s’ancre en partie dans la Russie post-soviétique, sous la forme d’une société consumériste et corrompue, La Voie de Bro s’en prend encore au régime communiste par le filtre de l’allégorie. « L’allégorie, comme l’histoire ou l’anticipation, permettent de regarder le présent, mais à distance. Aujourd’hui il n’y a pas un seul roman qui puisse décrire la Russie actuelle. Ça n’existe pas. À l’époque de la Révolution russe, il n’y avait pas un roman qui en parlait ils sont venus plus tard. » Et c’est bien elle qui irradie le centre de l’œuvre de Sorokine : l’année 1917 et le trauma qu’elle imprima pour toujours à la société russe. Par elle, Bro, futur gourou et tyran politique, perd toute sa famille au début du roman. Après quelques pages d’une pureté proustienne sur le paradis perdu de l’enfance, un monde et tout ceux qui l’habitent partent en charpie pour arborer une nouvelle couleur : rouge. On se demande si un écrivain, avant Sorokine, a su représenter la Révolution russe avec une telle ampleur ; qui, avant lui, a pu si bien en traduire le désastre en équation narrative. Car chez Sorokine, la rupture historique renvoie clairement à une rupture romanesque.
Écrit entre 1984 et 1989, Roman signe la mise à mort de la forme dite « classique ». Romanraconte le retour du héros éponyme parmi les siens, une famille d’aristos bonhommes, et finit… dans un bain de sang. Dans ce livre de 600 pages, le plus sublime et ahurissant de Sorokine, on assiste au démantèlement du roman d’apprentissage, à la dislocation de la prose des « classiques », Tolstoï, Pouchkine, Tourgueniev, dont l’auteur maîtrise génialement la langue. Pour lui, le roman traditionnel a échoué à raconter le monde après 1917 et la perte de son innocence. Celle de l’écrivain né à Moscou a pris fin le jour où, à 17 ans, il souhaite acheter un album des Rolling Stones, et qu’on le lui interdit : « Quand j’étais petit garçon, je pensais que je vivais dans une société idéale. La propagande soviétique était parfaite. On nous disait qu’elle était la plus progressiste, qu’on était tous égaux, que Lénine était le nouveau Sauveur. Des millions de gens vivaient avec cette idée. Les problèmes ont commencé quand j’ai pris conscience qu’il existait un autre monde. »
Sorokine fait des études d’ingénieur mais sait déjà qu’il veut écrire : « Je voulais comprendre comment l’être humain peut être assez souple, malléable, pour survivre dans une société niant l’individu. » À la question portant sur sa réputation d’auteur subversif, voire provocateur (il a décrit des scènes de copulation entre Khrouchtchev et Staline…), le romancier répond par une pirouette : « Jusqu’à ce jour, ni les petits-enfants de Staline, ni ceux de Khrouchtchev ne m’ont traîné en justice. […] Un provocateur, c’est un exhibitionniste. Moi je suis plutôt un voyeur. Je n’ai aucun tabou quand j’écris. » Et ne vous arrive-t-il jamais d’avoir peur de vous sentir menacé ? Sorokine relève ses yeux gris acier en nous adressant un sourire fataliste : « Un écrivain doit être préparé à ça. »