Luba Jurgenson

Guirchovitch à Kiev

Comme tous les livres de Léonid Guirchovitch, Schubert à Kiev a partie liée avec l’histoire. Avec les lieux habités par l’Histoire. Après la Sibérie (Apologie de la fuite) et l’Allemagne nazie (Têtes interverties), nous voilà en Ukraine pendant la période de l’occupation, plus exactement entre juin 1942 et janvier 1943. Qui dit occupation, dit collaboration : thème toujours tabou dans la littérature russe. Léonid Guirchovitch s’est justement attaché à recréer le quotidien de cette période, les menus détails d’une vie qui continue envers et contre tout, les ambitions et les aspirations des uns et des autres, les petites rivalités professionnelles des hommes et des femmes qui travaillent à l’Opéra. Car c’est bien sûr, une fois de plus, la musique qui constitue l’épicentre de l’action romanesque, plus, qui apparaît comme le révélateur d’une époque et d’un tournant historique. En effet, le livre met en lumière – et c’est là un de ses enjeux essentiels – l’écroulement de la culture romantique dont le nazisme représente la dernière étape et Schubert le symptôme par excellence.

Les espoirs que les nationalistes ukrainiens avaient placés dans le Reich ont fait long feu. L’éphémère indépendance de leur pays a laissé place à un régime de terreur. Tous les Juifs de la ville ont été massacrés à Babi Yar. Restent : des Russes d’Ukraine soucieux de défendre la culture russe telle qu’ils la conçoivent – comme l’un des pans de la culture européenne – à la fois contre le « centre », c’est-à-dire les Soviets ou la Grande-Russie, et contre la « périphérie », c’est-à-dire, le nationalisme ukrainien ; des Russes émigrés installés en Allemagne, ou des Allemands d’origine russe qui voient dans le Reich un rempart contre les Soviets. Autant dire que presque tous les acteurs de cette histoire sont des émanations d’interstices culturels et identitaires, placés dans un « entre-deux » souvent inconfortable et parfois piégés par l’illusion d’une « troisième voie », d’une action dirigée à la fois contre Hitler et Staline.

Deux femmes luttent pour leur survie : Valentina Maleïeva, pianiste à l’Opéra, et sa fille Pania, une beauté de dix-huit ans, qui travaille au journal russe Kiev-Soir et écrit des nouvelles. La misère de leur logis a de quoi conforter les Allemands dans leur vision des « sous-hommes ». Ce manque d’espace vital traduit l’étouffement sous le signe duquel est placée toute leur existence. Il s’étend d’ailleurs à leur monde intérieur : le lecteur cherchera en vain des investigations psychologiques. L’univers de chacune – un labyrinthe semblable au lacis des rues kiéviennes – est dévoilé à travers leurs gestes, leur tenue, leurs répliques, des jeux de références ou des jeux de langage, des morceaux musicaux exécutés ou entendus. Tout comme leur maison, il est encombré de bric et de broc, de citations, de souvenirs. C’est d’ailleurs le cas de tous les personnages sans exception, délogés de leur intimité toujours menacée, toujours en suspens. Guirchovitch réussit un tour de force : il visite ses personnages comme en cachette d’eux-mêmes, il accède à leurs secrets par des voies détournées. C’est que l’auteur lui-même n’a pas de place, sinon souterraine, dans cette histoire.

Car l’essentiel demeure non dit. De la violence génocidaire, rien n’est donné à voir, sinon justement qu’il n’y a rien à voir. Pas même son cadre : la ville. Il n’y a qu’un simulacre de ville : le décor, nous sommes à l’opéra. Guirchovitch signe ainsi l’impossibilité, pour sa génération, de se saisir de cet héritage autrement qu’en « creux ». Ce n’est pas un hasard si de tous les personnages du roman seul le décorateur Gourian parvient à réaliser son rêve, pourtant des plus fous.
Qu’est-ce donc que ce décor ? Aux côtés des repères topographiques et historiques incontournables, tels que le Podol, quartier juif, le Krechtchatik, grande avenue dont les immeubles minés par les Soviétiques avant la retraite des troupes ont explosé au début de l’occupation allemande, la Laure des grottes, qui a également sauté en l’air, on trouve des lieux qui n’ont jamais existé ou ont été transportés ici de Pétersbourg, la ville natale de Guirchovitch. L’auteur commet volontairement des anachronismes qu’il n’oublie pas de signaler au lecteur de manière provocatrice. Kiev émerge de son nom ainsi que l’explique d’ailleurs un des héros, l’écrivain Fevr, dans un propos appartenant à Guirchovitch lui-même et introduit en contrebande :

« Avant d’arriver dans votre Kiev, j’avais inventé mon Kiev à moi. Je ne l’ai pas imaginé de toutes pièces. Je l’ai créé à partir de son nom. Dans l’encyclopédie Brockhaus, on peut voir le plan de la ville : la rue Foundoukleïev, le boulevard Bibikov, la rue Chouvalov, un mystérieux “Château des fleurs”. Pour un auteur comme moi, c’est suffisant. Et si, dans mes écrits, des tramways parcourent la ville tels des bateaux sillonnant la mer, c’est que, vous le savez parfaitement, le trajet des tramways change d’un jour à l’autre, il arrive même que les tramways ne circulent plus du tout. Personne ne se souvient des tramways d’avant-hier. »

En russe, lorsque « les tramways ne circulent plus », c’est que le pire a eu lieu. En l’occurrence, la disparition des Juifs qui a modifié le visage et la toponymie de la ville. Mais Kiev n’est pas la seule ville qui apparaît dans le roman. Il y a aussi Odessa. Ukrainienne aujourd’hui, roumaine à l’époque décrite dans le roman, russe par sa littérature, elle est avant tout, dans le subconscient collectif, juive, cosmopolite, multilingue. C’est ainsi qu’apparaît, « enfouie » dans le dédale du texte, la trace des Juifs disparus. Car cette Odessa est avant tout celle de Jabotinsky, ressuscitée en référence à son roman Les Cinq1. Écrit en 1935, où Jabotinsky pressent la destruction du judaïsme européen, Les Cinq met en scène l’extinction du judaïsme russe traditionnel à la veille de la révolution d’Octobre. Son héroïne principale, Maroussia Milgrom, l’épouse du pharmacien Kozodoï (qui donne son nom à l’héroïne du récit de Pania) y raconte à la première personne sa propre mort par le feu sur le balcon de sa maison. Schubert à Kiev, où la destruction est achevée, débute et finit par des images de torches vivantes. Et revendique, à travers cette référence cachée, le droit à une narration « posthume ». Puisque « l’auteur est mort » à Babi Yar :

« Tout cela, c’est un peu du théâtre de marionnettes en prose. Vous voulez savoir pourquoi ? Parce que l’auteur ne se reflète pas dans ces miroirs-là, et ceux dans lesquels il aurait pu se refléter sont brisés. Il n’a plus dans quoi se mirer, il ne peut plus se reconnaître dans personne. L’auteur est mort comme on dit. […]

Puis, « en aparté : il reste bien un petit tesson caché quelque part ».

La disparition – celle des Juifs, celle de la culture romantique – a transformé la ville en décor et se signale par cette opacité autour des lignes de partage entre les espaces des uns et des autres. À qui attribuer telle parole ? Telle perception ? On se souvient du « Qu’importe qui parle, quelqu’un a dit, qu’importe qui parle » becketien, repris par Foucault dans son propos sur la mort de l’auteur. Est-ce le narrateur qui parle, ou bien les personnages ? De la disparition n’est restituée que cette suspicion qui frappe tout dire.

Jamais encore le postulat structuraliste, porté ici au cœur de l’espace romanesque, n’a fait l’objet d’une « mise en scène » aussi dramatique. D’ailleurs, un dernier coup de théâtre nous attend à la fin : le tesson caché ne manquera pas de ressurgir dans l’épilogue où l’on découvrira le narrateur, un rescapé du ghetto de Lvov.

L’auteur a disparu à Babi Yar, mais une de ses hypostases est sauvée de la mort par un stratagème qui fait de cette place vide le noyau du projet romanesque.

« L’auteur est mort comme on dit. Vive l’auteur ! »

1. Vladimir Jabotinsky, Les Cinq, traduit du russe par Jacques Imbert, Paris, éditions des Syrtes, 2006.