La Revue des deux mondes, novembre 2011, par Aurélie Julia

« Pour porter un regard littéraire sur la Russie, il a toujours fallu choisir une optique particulière, qui s’écarte du regard humain. J’ai moi aussi mon propre système optique : mes deux éclairages sont la Russie d’avant la révolution et la Russie postindustrielle de l’avenir. C’est à l’endroit où leurs rayons se croisent que je vois apparaître l’hologramme de la Russie d’aujourd’hui ».
Les paroles de Vladimir Sorokine (La Vie, 20 mai 2010) trouvent un formidable écho dans sa dernière œuvre, La Tourmente. Le roman s’amuse à brasser les contraires : ici, le jadis côtoie le futur ; le réalisme s’articule à la science-fiction ; des mini-chevaux heurtent des colosses ; l’élite s’assoie à la table du peuple ; les docteurs raffolent de puissants psychotropes ; une carriole vibre à la sonnerie d’un téléphone portable… Du foisonnement de ces alliances fantaisistes résulte l’image d’une Russie chaotique, inattendue, drôle, grotesque, érotique… une Russie qui se trouve pour mieux se perdre : l’incompréhension du héros à l’écoute d’un dialogue entre Chinois à la fin du livre offre d’ailleurs une belle métaphore d’un non-sens russe, d’une impasse vers laquelle semble courir le pays.
Mais revenons à l’histoire : le docteur Garine doit se rendre au plus vite dans un village atteint par la peste. Une tempête de neige balaie sans relâche le territoire, rendant la circulation presque impossible. À l’aide d’un livreur de pain, Garine se lance sur les routes et mène une bataille acharnée contre les éléments en furie. Avec des mots justes et envoûtants, Sorokine projette le lecteur au milieu des forêts battues par les bourrasques du Nord et parvient à rendre l’atmosphère glaciale d’une Russie prérévolutionnaire. Plus les verstes sont parcourues, plus le chemin s’efface et finit par devenir invisible. Les repères spatio-temporels s’estompent puis disparaissent. S’installe alors un labyrinthe étrange qui déconstruit la réalité et pousse les personnages dans d’infernales ténèbres : « Vous qui rentrez ici, abandonnez toute espérance », aurait pu signer Sorokine.
Au cours de cette épreuve aussi bien physique que métaphysique, le médecin psalmodie, sans relâche : « Allez contre le vent, surmonter les obstacles, les inepties et les absurdités, garder la même ligne, sans craindre rien ni personne, suivre sa voie, suivre la voie de son destin, progresser obstinément, inexorablement, tel est le sens de notre vie ». Telle est également la seule manière de rester un être humain, la seule condition de pouvoir porter dignement le titre d’Homme.
Faut-il le répéter ? Vladimir Sorokine est un auteur génial qui, en vrai magicien du verbe (merci à la traductrice), nous propose chaque fois des voyages fabuleux au cœur de l’égarement russe.