Le Figaro, 21 mars 2012, par Christine Mestre

L’air de la fin d’un monde

Nous sommes en Ukraine, c’est l’été 42, l’Occupation. Les nationalistes ukrainiens, qui ont soutenu l’Allemagne contre l’URSS, déchantent. La terreur a vite effacé le rêve d’indépendance, Ukrainiens et Russes s’épanouissent dans une collaboration sous-tendue par la peur toujours présente. Plus tôt, en septembre 41, quelque 33000 Juifs ont été massacrés dans le ravin de Babi Yar. Pianiste à l’Opéra de Kiev, Valentina Maleïeva vit avec sa fille, Pania, jeune femme d’une beauté exceptionnelle, et toutes deux sont menacées de chantage par l’odieux Lozine, le metteur en scène de l’Opéra qui a découvert l’identité « mortellement dangereuse » du père de Pania, vraisemblablement juif.
Dans Schubert à Kiev, Léonid Guirchovitch bouscule les règles du roman, les glissements entre les voix de la narration sont fréquents et les frontières entre les espaces ténues. Les héros de Schubert à Kiev, dont la vie gravite autour de l’Opéra, nous donnent l’impression d’être eux-mêmes les personnages virevoltants d’un opéra. Décors de carton-pâte, indications scéniques, claquements de talons, rires forcés et mouvements trop amples, jusqu’à la sortie de scène de chacun à la fin du roman : « Le lecteur aura remarqué que nous avons commencé par les personnages secondaires … c’est dans cet ordre que les chanteurs viennent saluer ». Est-ce là, pour Guirchovitch, une façon de mettre la distance nécessaire pour éviter de décrire l’horreur ou une façon de nous dire que tous les êtres peuvent se transformer en bouffons collabos le temps d’un passage sur la scène de la vie ? Car le lecteur ne trouvera pas dans Schubert à Kiev le moindre héros porteur d’espoir.
Léonid Guirchovitch mène, parallèlement à son œuvre d’écrivain, une carrière musicale comme premier violon à l’Opéra de Hanovre. Schubert à Kiev est un peu la synthèse de ses talents, un roman d’une inouïe virtuosité linguistique, étrange, foisonnant, kaléidoscopique, émaillé de centaines de références musicales, littéraires, historiques, au style parfaitement adapté au propos : l’écroulement de la culture romantique, dont le nazisme est la dernière étape et Schubert le symptôme par excellence. C’est une métaphore poignante sur la fin d’un monde à l’issue d’un tournant historique radical : « Un jour cette guerre sera finie et, quel que soit le résultat, il n’y aura plus de retour possible au passé ».