Le Temps, 23 décembre 2011, par Eléonore Sulser

Vladimir Sorokine fait souffler une tourmente littéraire

Paru en français chez Verdier, La Tourmente pulvérise les classiques russes.

Dans La Tourmente, que Vladimir Sorokine a publié en langue originale en 2010, tout commence de manière familière pour les lecteurs de classiques russes.
C’est l’hiver. La neige est partout. Platon Ilitch Garine, médecin de district, est impatient et de très mauvaise humeur. Il vient d’arriver par la poste à Dolbechino et doit se rendre à Dogloïe, à quelques verstes de là, où sévit une terrible épidémie. Il est porteur d’un vaccin. Or de chevaux, point.
Après avoir subi bien des récriminations, le maître de poste trouve finalement une solution. Il envoie Platon Ilitch chez un dénommé Kozma, dit Le Graillonneux, propriétaire d’une « trottinette » capable d’emporter l’homme de l’art vers sa destination. Il possède également cinquante chevaux… Cinquante ? Oui. Mais aucun de ces chevaux n’est plus gros qu’une perdrix. C’est une première incongruité dans le déroulement classique de l’histoire. Vladimir Sorokine en inventera bien d’autres, mais en prenant soin de réinscrire chaque fois son récit dans l’univers familier de la littérature russe, provoquant du coup, à chaque nouvelle invention folle, un effet de « tourmente » maximal dans le cerveau du lecteur.
Revenons donc dans notre campagne russe. Les deux hommes sont partis. Leur attelage va bon train, et n’étaient ses chevaux minuscules, évoque le souvenir de la britchka de Tchitchikov dans Les Âmes mortes de Gogol, mais aussi et surtout, l’épopée de Vassili Andréitch Brékhounov et de son serviteur Nikita dans Maître et Serviteur, saisissante nouvelle de Tolstoï, qui signa aussi une magnifique Tempête de neige.

Des codes dans la tempête

Vladimir Sorokine suit les mouvements du récit de Tolstoï : confort du voyageur bien au chaud, assis sur un véhicule rapide. Impatience du « barine », enthousiasme du « moujik ». Mais la tempête se fait mauvaise, s’intensifie. On perd ses repères. La route s’efface. On bute sur un obstacle. Il faut descendre, réparer. Se résoudre finalement à demander asile dans une propriété des environs qu’on aperçoit dans le blizzard. Et puis on repart, bêtement, au lieu de rester au chaud, s’exposant de nouveau, fort d’un optimisme revenu à coups de vodka, de poêle chauffant voire d’accorte meunière, au danger meurtrier du vent, de la neige, du gel, de la nuit. Sans compter que, chez Sorokine, d’inquiétantes et déroutantes rencontres ponctuent le périple. Si la tempête égare les voyageurs, Vladimir Sorokine brouille de son côté d’autres codes, se jouant de tous les repères du lecteur. Il bouleverse, par exemple, les échelles, faisant apparaître des géants et des nains au détour de ses phrases. Et il choisit ses mots : les géants sont des « grands », les nains des « petits », dans la bouche de ses personnages, pour bien montrer que ce qui nous paraît à nous singulier est parfaitement usuel dans le monde décalé qu’il met en scène.
Le médecin et le cocher croiseront aussi d’étranges communautés, comme ces « vitaminovampires », genre de Tatars rock’n’roll, dont les relents underground viennent faire écho, tout comme les Chinois qui traînent en bande dans ces campagnes russes, aux précédents romans de Vladimir Sorokine ; où les sectes, la violence, une ultramodernité technologique au service du chaos dépeignent de manière emphatique, extraordinairement inventive et inquiétante une Russie futuriste, seulement sur le papier.
Vladimir Sorokine est né en 1955 et ses premiers textes ont circulé secrètement en Russie soviétique. Il est aujourd’hui un écrivain reconnu, mais il continue de faire scandale. Son roman Le Lard bleu a été poursuivi en justice pour pornographie par les tenants du régime de Vladimir Poutine. Et on comprend à le lire, quelle formidable cause de « tourmente » peut être son écriture.