Transfuge, avril 2010, par Fabrice Lardreau

Vladimir Sorokine : « La Sibérie bouleverse toutes les certitudes »

Écrits à quinze ans d’intervalle, La Voie de Bro et Roman permettent de découvrir l’enfant terrible des lettres russes. Dans ses textes, Vladimir Sorokine revisite l’histoire de son pays. Acerbe.

Quel talent, ce Sorokine ! À l’image de la glace, matière à laquelle il a consacré une trilogie, son œuvre est riche de multiples facettes. Familier de Tolstoï, Gogol, mais aussi de Philip K. Dick et H.G. Wells, cet opposant déterminé au régime poutinien (qu’il qualifie de « féodalisme éclairé »), incarne rupture et sens de la filiation littéraire. La parution simultanée de deux romans : La Voie de Bro et Roman, va permettre aux lecteurs français d’apprécier le talent d’un écrivain hors du commun. Ces deux textes semblent contaminés par une même folie qui grignote l’histoire, le personnage et la langue. Écrit dans les années 1980, Roman débute « sereinement », à la manière de Tourguéniev, dans un cadre rural. Et puis dérape. Après avoir été mordu par un loup au cours d’une partie de chasse, Roman Alexeïevitch, le personnage principal, assassine ses voisins, sa famille, puis sa nouvelle femme, Tatiana… avant de se suicider. De la même manière, Sneguiriov, le narrateur deLa Voie de Bro, fils d’un riche industriel sucrier, efface son passé et change de nom pour rejoindre la Confrérie de la Lumière originelle. Armé de marteaux de glace qui frappent les cœurs, il va parcourir l’Europe pour rassembler les élus d’une congrégation fascisante et illuminée. Ce qui débute en roman historique devient, sous la plume de Sorokine, un texte hybride mêlant science-fiction, analyse de la conspiration et du totalitarisme. Rencontre avec un conteur visionnaire.

La Voie de Bro constitue le deuxième volet d’une trilogie autour de la glace. En quoi cette matière vous intéresse-t-elle ?

C’est une matière unique, exceptionnelle, que l’on peut trouver dans trois états – c’est peut-être la raison pour laquelle j’ai écrit trois livres… C’est surtout une matière mystique : elle peut être très dure, très forte, et aussitôt se transformer en vapeur, donner une idée du néant. File incarne une substance située entre le ciel et la terre. La météorite de la Toungouska, tombée en Sibérie en 1908, à laquelle je fais référence dans La Voie de Bro, était une comète de glace. Mais elle a fondu, et on n’a pu en retrouver aucune trace…

Votre narrateur décrit l’homme comme « une machine de chair ». L’humanité serait-elle mécanique, dénuée de libre arbitre ?

Non, car contrairement à la machine, l’homme peut faire des choix. Mais, comme José Ortega y Gasset l’a écrit, l’homme est un être infiniment plastique. En ce sens, il peut devenir une machine de chair dans certaines circonstances. Dans un stade de football, par exemple, les supporters avec leurs comportements mécaniques s’apparentent pour moi à des machines de chair. Michel Houellebecq, dans ses livres, décrit le monde comme un gigantesque supermarché, où des individus consomment comme des robots, sans réfléchir. Cela est vrai pour une certaine partie de l’humanité, mais pas pour tous, bien entendu.

Vous mêlez la science-fiction et la littérature générale. La SF est-elle importante pour vous ?

Je décris dans mes romans ce qui n’existe pas, ce qui pour moi est très important. Je ne peux pas être un auteur « réaliste ». Pourquoi décrire ce qui existe déjà ? Le fantastique permet d’avoir un regard nouveau sur l’homme. C’est ce qui m’intéresse profondément. Je me suis passionné assez jeune pour la SF J’ai commencé avec H.G. Wells, puis j’ai découvert des auteurs comme Arthur C. Clarke et Philip K. Dick. Le style de ce dernier est assez pauvre, mais c’est un auteur puissant, visionnaire, comme Wells.

Le narrateur fait table rase du passé. Est-ce la condition préalable à tout totalitarisme ?

Ce roman est pour moi une réflexion d’ordre général sur le totalitarisme. N’importe quelle secte ressemble à un État totalitaire car elle divise les hommes en deux catégories : les membres de la secte d’un côté, et tous les autres de l’autre… Comme ce fut le cas pour les États fascistes et soviétiques. En ce qui concerne la mémoire, les États totalitaires ont en effet en commun de vouloir arracher l’homme au temps. En Union soviétique, par exemple, le passé a été repoussé avec un bulldozer, comme pour recommencer dans un endroit propre. Staline a rejeté tout ce qui constituait la culture, la civilisation ancienne, pour créer cet homme « nouveau ».

Roman et La Voie de Bro sont émaillés de nombreuses références à la littérature russe…

Oui, je suis un grand lecteur. Je me sens proche de Gogol et Tolstoï. J’aime la façon avec laquelle Tolstoï parvient à créer un monde littéraire si convaincant que nous le croyons réel. On a parfois l’impression que les personnages de Guerre et Paix sont des êtres vivants : c’est un don tout à fait étonnant ! Quant à Gogol, j’aime l’aspect imprévisible de son style et, surtout, son imagination, la façon avec laquelle il sait voir l’individu – avec un regard qui n’est presque pas humain. On qualifie parfois Gogol de « premier surréaliste russe », en particulier à travers des textes comme Le Nez ouLe Manteau. Cet auteur fait l’objet d’un malentendu, car, depuis la période soviétique, on le considère souvent – à tort – comme un satiriste. Son regard sur la nature humaine est beaucoup plus complexe…

La Sibérie occupe une place centrale dans La Voie de Bro…

C’est un territoire unique, et très peu étudié. Dans un 21e siècle où tout est civilisé, on peut parcourir des milliers de kilomètres sans rencontrer un être humain ! J’y suis souvent allé. Je ne me suis pas rendu sur les lieux où la météorite est tombée, mais plus au nord, à Norilsk, une ville étonnante où se trouvaient les plus grands camps du goulag. Le froid y est si intense que la terre gèle en permanence : elle empêche de bâtir des fondations pour les maisons, de construire des voies ferrées… Il se produit là-bas des tempêtes de neige noire au cours desquelles le vent est si fort qu’on ne peut plus sortir de chez soi ! La Sibérie bouleverse toutes les certitudes, tous les repères, au sens propre comme au sens figuré.