Transfuge, mai 2006, par Rachel Nef

Avant son chef-d’œuvre Nous autres, Zamiatine s’était déjà exposé aux foudres du star avec ce roman allégorique et moderne en diable.

Écrits en 1914 et 1915, Au diable vauvert et Alatyr annoncent déjà l’œuvre maîtresse de Zamiatine, Nous autres (1920), cette anti-utopie qui met en scène un monde totalitaire bien avant 1984 de Orwell et Le Meilleur des mondes de Huxley. Dans ces textes de jeunesse parus avant la révolution, on reconnaît déjà cette écriture ciselée qui fera plus tard de leur auteur l’un des maîtres de la prose ornementale. On y sent déjà également l’hérétique, le futur rebelle qui prendra la plume pour dénoncer l’État communiste. Interdit par la censure tsariste comme antimilitariste et licencieux, Au diable vauvert vaudra à Zamiatine une relégation en Carélie, tout comme plus tard, Nous autres sera interdit de publication en URSS.
Une garnison perdue dans les plaines de l’Extrême-Orient russe, un quotidien d’un ennui abyssal, allégorie de l’absurdité de l’existence, un indicible désespoir qui s’installe au gré de beuveries, de jeux, de commérages : autant d’images qui mêlent la grisaille au grotesque débridé, entre l’ironie cinglante et le rire grimaçant. Il faut dire que le héros principal, Andreï Ivanovitch, est parti d’un mauvais pied dans l’existence, car « Dieu l’a expédié pardessus la jambe ». Au diable vauvert est le récit de son initiation ténébreuse et à cent pour cent réussie, son intégration à un univers fangeux, corrompu, bestial. Pris dans une mécanique implacable dont personne ne porte la responsabilité et qui a vite triomphé de ses élans de noblesse, Andreï Ivanovitch, tout comme plus tard le héros deNous autres, finit par abdiquer, et le récit se clôt sur le cri jubilatoire de ses compagnons : « Il est des nôtres ! » Pour se faire une idée de l’univers qu’il laisse l’engloutir, il suffit de scruter quelques faciès : « Ce n’était pas un visage qu’avait l’ordonnance généralesques, mais un samovar en cuivre lustré : si gonflé qu’il reluisait », « La capitaine était […] petite et toute en rondeur : une frimousse ronde, des yeux ronds et furtifs, des boucles rondes tombant sur son front, et de ronds atours de femme de capitaine. » Rien d’étonnant, car la capitaine Netchessa en est à son neuvième enfant, chaque petite tête blonde étant le portrait craché d’un des proches du capitaine. Identifiée tantôt à des objets, tantôt à des animaux, prise dans une farce macabre rythmée par des plaisanteries de caserne, c’est une humanité bien problématique qui défile devant le lecteur. Et voilà que le héros tombe amoureux de la seule personne qui se détache du lot, Maroussia, la belle et charmante épouse du capitaine Schmidt, dont on dit qu’il la maltraite et à qui elle restera pourtant fidèle et dévouée, sacrifiant son honneur pour le sauver…
Maître de l’ellipse, Zamiatine brise le rythme des phrases pour isoler le mot qu’il laisse nu dans son abri de virgules, tirets, parenthèses ou points de suspension, et sur lequel il fait peser tout le poids de la solitude. Le rire résonne dans le vide, et on croit entendre des accents gogoliens dans cette façon de masquer le désespoir derrière le burlesque : chez Gogol, l’homme n’est-il pas tiraillé pareillement entre un quotidien brumeux et un idéal lumineux mais inatteignable ? Et n’est-il pas pareillement englouti par une existence où l’on voit à tout moment poindre le néant ? Tout comme chez Gogol, l’immensité de l’espace n’empêche pas l’enfermement dans un monde-décor où les êtres sont menacés de folie. Et, tentant de sortir de cet enfer, les personnages n’échouent que plus sûrement. On pourrait espérer qu’Alatyr nous arrache définitivement à ce no man’s land pour nous transporter dans la douceur de la province russe, avec le poète Kosta Edytkine et le prince Vadbolski directeur des postes. Pourtant, le cauchemar reprend. Enthousiasmés par le projet utopique d’accéder à une langue universelle, belle et éthérée, les habitants d’Alatyr seront en fait happés par les sonorités rugueuses et gutturales des toponymes et des prénoms.
« La vie est une tragédie, disait Zamiatine, il n’y a que deux manières de la surmonter : la religion et l’ironie ». Il choisit de recourir à la seconde, superbement rendue dans la traduction fidèle et souvent truculente de Jean-Baptiste Godon qui ne laisse rien perdre de la fraîcheur et de la modernité de ces textes.