Assises du roman 2012

« Le français est en train de devenir une langue morte »

Entretien avec Jean-Claude Milner. Propos recueillis par Jean Birnbaum. Le Monde des livres, 25 mai 2012.

Jean-Claude Milner, linguiste, philosophe et écrivain, est volontiers dérangeant. Ses réflexions sur la littérature, sur son état présent et son devenir, le confirment.

Comme chaque année, les Assises internationales du roman feront dialoguer littérature et philosophie. Après Alain Badiou, Peter Sloterdijk et Alain Finkielkraut ; c’est au tour de Jean-Claude Milner de se livrer à l’exercice. Mise en jambes.

Depuis le geste fondateur de Platon qui bannit les poètes de la cité, l’écrivain sait que le philosophe se méfie de lui Pourtant vous avez rédigé un essai intitulé Le Pas philosophique de Roland Barthes (Verdier, 2003). C’est donc que philosophie et littérature peuvent marcher d’un même pas ?

Dans cet essai, le mot « pas » est pris en équivoque. D’un côté, le pas vers la philosophie et, de l’autre, le pas de la négation. Je souhaitais saisir par là une singularité de Barthes. D’un côté, il pose que jamais un philosophe ne fut son maître ; de l’autre, sa langue propre et sa pensée doivent quelque chose à la philosophie. Si l’on veut préciser cette dette, on comprend que la philosophie permettait de mettre en mouvement cette masse imposante qu’était alors la littérature française. Mais un geste analogue se laisse reconnaître chez d’autres ; je pense à Blanchot, je pense aussi à Mallarmé : dans sa prose critique, mais aussi dans ses poèmes, il faut savoir entendre l’écho de la langue de Hegel. À un moment où la poésie commençait à s’éloigner des formes versifiées, il fallait la langue du concept pour stabiliser ce qu’il tenait pour un séisme. Si je reprends votre question et si je la généralise, je vous renverrai au paradoxe de Zénon ou la fable du lièvre et de la tortue : il arrive que littérature et philosophie s’engagent dans la même course, mais leurs pas ne se répondent jamais. On sera tantôt sensible au fait que ce soit la même course, tantôt au fait que les pas s’écartent.

Vous-même, en tant que théoricien, entretenez un rapport ambivalent à la fiction, S’il vous arrive de convoquer l’œuvre d’un écrivain, Flaubert par exemple, à l’appui d’une Idée, vous ne semblez pas considérer que la littérature puisse, en tant que telle, produire des vérités.

Je pense exactement le contraire. Pour moi, la vérité est fondamentalement un « effet » de vérité. Or ce sont les œuvres littéraires qui surabondent en « effets de vérité ». Pour employer un terme psychanalytique, je dirais que ce sont elles qui interprètent le sujet, et qui lui font apparaître ce que, laissé à lui-même, il n’aurait Jamais reconnu. C’est en lisant Proust, plus qu’en lisant Spinoza, que j’ai compris la jalousie et pourquoi je doutais de l’amitié… La difficulté, c’est que les effets de vérité produits par la littérature sont rebelles à la citation. Je veux dire qu’on ne peut pas préserver l’effet de vérité quand on fragmente, quand on résume, quand on arrache du contexte. Dès qu’on cite, on fait tomber la littérature du côté de l’ornement. En ce qui me concerne j’essaie d’éviter les ornements.

Vos livres peuvent se lire comme le roman de quelques « maîtres mots ». Parmi ces personnages, il y a Amour, Europe, Politique et même Théâtre. Pas Littérature. Pourquoi ?

Si je devais écrire sur la littérature, je commencerais par me référer à Foucault : il y a toujours eu des poètes et des prosateurs, mais quant à les inscrire dans un dispositif appelé littérature, cela appartient à cet espace de discours qu’il a appelé le « savoir moderne » et qu’il tient pour déclinant. Le mot lui-même de littérature ne s’impose pas avant le 18e siècle ; au 17e siècle, on parlait plus volontiers des belles-lettres, Ce changement n’est pas seulement lexical ; pour le comprendre, il faut situer la littérature dans son système de coordonnées. j’en vois quatre : l’œuvre, qui renvoie à l’unicité de l’auteur ; l’auteur qui est constitué comme tel par une œuvre ; le style, qui est la marque, dans l’œuvre, de la présence de l’auteur ; la critique, qui cherche à situer les unes par rapport aux autres les trois coordonnées précédentes. À mes yeux, le maillon qui tient tous les autres dans leur dispositif moderne, c’est le style. Avec le style naît la littérature ; quand on peut dire, comme aujourd’hui, que le style est mort, c’est que le nom de littérature s’est éteint.

Qu’est-ce qui vous donne à penser que le style est mort ?

C’est Proust. Qu’est-ce en effet que le style, selon la littérature ? c’est ce qui résiste à l’imitation. Or avec le pastiche, Proust démontre que ce qui est censé résister à l’imitation, le style, est au contraire ce qui la permet. De la fin du 18e siècle à Proust, l’espace de la littérature est celui où l’on entend, dans ce qu’on lit, un accent unique, un ton qui s’appelle, par exemple, Chateaubriand. Aujourd’hui, cela n’a pas disparu, certes, mais cela a cessé d’être essentiel. Un grand écrivain, après Proust, n’est ni imitable ni inimitable. Sa grandeur passe par d’autres voies. Ainsi, chez Sartre, il n’y a pas d’inimitable, ce qui fait qu’il est sans aucun intérêt de l’imiter. De même, est-ce que la question que pose le Nouveau Roman n’est pas justement de se débarrasser du style ? Il a tenté d’y parvenir par une esthétique du moins. Entre ce qui est écrit et ce qui est décrit, Butor, Robbe-Grillet ou Claude Simon interposent le moins de prismes possibles. D’autres méthodes sont possibles. Je crois en tout cas que les romans français contemporains sont tous hantés par cette problématique. Je perçois chez certains le bruissement du linceul : « Le style est mort, vive le style ! », disent-ils. Ceux-là voudraient parler à la place de la langue française comme des ventriloques. Leur écriture se fait sans cesse le miroir d’elle-même, et elle me fait horreur. Quelques autres, héroïques ou téméraires, s’engagent dans des coups de force. Sortir du style, sans céder sur l’écriture, il faut l’oser. C’est l’écriture pré-rousseauiste de Pierre Michon, l’encyclopédisme de Pierre Bergounioux. Pour ma part, si je devais m’approcher de la littérature, j’aimerais décrire le destin du style : quand est-il né ? Quand a-t-il régné ? Quand est-il mort ? Pourquoi ne parle-t-on de style qu’à propos de la prose ? le primat du style entraîne-t-il le primat du roman ? À vrai dire, ce « roman du style » est prêt dans mes tiroirs. Me manque seulement l’occasion. À moins que ce ne soit le courage, parce qu’il y va aussi de la langue françaises qui m’a occupé toute ma vie.

Justement, vous appartenez à la génération qui a eu 20 ans dans les années 1960, la dernière qui a cru, comme Sartre, que le français était la langue universelle. Quelles conséquences sur votre relation au roman français ?

Je suis extrêmement attentif à l’histoire de la langue française. À mes yeux, elle est en train de devenir une langue morte. Du moins celle qui m’intéresse ou me touche quand je lis. Mais je ne suis pas en train de gémir. Bien au contraire, je parlerais plutôt de juste retour.
Je prends une comparaison. Fondamentalement, la langue allemande ne s’est pas encore remise d’avoir été la langue du IIIe Reich. La force des écrivains de langue allemande tient à ceci qu’ils s’y affrontent aux ruptures de la Fraction armée rouge, à celles de la division et de la réunification. La langue française, elle, ne se souvient de rien. Aucune rupture historique ne la marque, hormis peut-être celle de la Révolutions française, grâce à Chateaubriand. Et encore. Qui écrit comme si Chateaubriand avait existé ? La belle langue française a été inventée par Richelieu pour que les catholiques et les protestants, les nobles et les bourgeois, les hommes et les femmes, les savants et les ignorants en usent de la même manière. Moyennant l’invention du style, moyennant l’école publique, le programme politique s’est constitué, en s’adaptant, jusqu’aux années 1960. Cela a été une grandeur. Elle se paie aujourd’hui. Pour que la langue française persiste, il a fallu faire comme si elle n’avait pas été la langue de la boucherie de 1914 ou de l’effondrement de 1940 ou des guerres coloniales. Mais peu importe la liste des oublis ; elle se résume ainsi : « Rien n’a eu lieu. » La langue française aujourd’hui est faite pour ne rien dire sur rien ; comme, de plus, elle est de moins en moins entendue, s’il arrivait que quelqu’un y dise quelque chose, personne n’en saurait rien.
Cela pèse sur le roman français. S’il veut continuer de rendre hommage à la langue française, il tend à ne rien raconter d’autre qu’un rien qui n’a pas eu lieu. S’il veut manifester sa détestation d’une langue qui ne dit plus rien, il tend à s’enfermer dans la pure imprécation. À aller au bout de la nuit, on sait ce qu’on risque de trouver. Que les écrivains puissent faire exploser le dilemme, sûrement. Ils sont les seuls à le pouvoir, mais on constate aujourd’hui que c’est seulement au régime de l’exception et de la rareté. Or, la rareté peut entraîner le dépérissement.

Quand vous évoquez le roman français « dans ce qu’il a de plus grand », vous citez spontanément Balzac, Proust, Bernanos. Est-ce à dire que vous lisez peu de littérature contemporaine ?

J’en lis beaucoup au contraire. Mais je ne me fais pas confiance pour désigner les gagnants et les perdants… À la roulette, seuls comptent les instants où les jeux ne sont pas faits. Mais notez qu’alors, on se tait autour de la table. Je fais de même.