Portrait par Éric Aeschimann

Libération, 12 février 2009

Auteur d’une vingtaine d’essais, Jean-Claude Milner confie : « J’ai un fantasme de stérilité. L’idée que je ne suis pas quelqu’un qui écrit me traverse facilement. Je pense les choses de manière comprimée et le moment de l’écriture n’est pas agréable : je n’ai pas assez de patience. » De la patience, pourtant, il lui en aura fallu, puisque les réflexions qui l’ont conduit à écrire sur son expérience de la Gauche prolétarienne remontent, dit-il, « au milieu des années 1980 ». Mais, pour tous les intellectuels qui en furent membres, comprendre la GP fut un travail de plusieurs décennies, souvent douloureux, et aux contours bien plus larges que les brèves années de militantisme.
Tout commence en 1965 à l’École normale supérieure, rue d’Ulm, dans le cercle des élèves d’Althusser. Jean-Claude Milner rencontre Benny Lévy, mais déjà, surgit une première scission : tandis que Milner et Jacques-Alain Miller, marqués par l’enseignement de Lacan, fondent les Cahiers pour l’analyse, Lévy et Robert Linhart optent pour l’engagement politique et créent l’UJC-ML, d’inspiration maoïste. À l’automne 1968, l’UJC-ML devient la Gauche prolétarienne et Milner, professeur à Nanterre, en est un militant de base. L’année suivante, à la demande de Benny Lévy, il rejoint le « bureau de rédaction » de La Cause du Peuple où il retrouve deux jeunes philosophes, Christian Jambet et Guy Lardreau. Puis, avec Linhart et André Glucksmann, il participe à l’ouverture du journal à ce que les maos appellent alors les « progressistes » : Sartre, Clavel, Foucault. Quand, fin 1973, la GP décide son auto-dissolution, Milner n’en était plus depuis longtemps.
Mais il ne coupe pas les ponts. Tandis que Benny Lévy se met à l’hébreu, Christian Jambet et Guy Lardreau entament leur propre chemin vers le « spirituel » : le premier devient spécialiste de la pensée chiite, le second s’intéresse au christianisme d’Orient. En 1976, en pleine vague des nouveaux philosophes, ils publient ensemble L’Ange, critique de la vision politique du monde. Ils habitent à Auxerre, où Jean-Claude Milner vient les voir régulièrement – un de leurs ouvrages lui est dédicacé. Jambet et Lardreau se rendent aussi à Vézelay, où Maurice Clavel les reçoit avec Foucault, Glucksmann… Lorsque, à la demande de Benny Lévy, un autre ancien de la GP, Gérard Bobillier, fonde les éditions Verdier, Christian Jambet crée la collection « Islam spirituel ». Au milieu des années 1980, Milner retrouve à son tour Benny Lévy : ces quatre-là n’auront cessé de se croiser.
Jusqu’au schisme final. L’été, dans l’Aude, les éditions Verdier organisent le Banquet de Lagrasse. Ils s’y retrouvent, dialoguent. Par la force des choses, chacun y devient le représentant de « son » monothéisme. Mais un soir de 1998, Benny Lévy décrète que le judaïsme n’est plus négociable. « Dès lors que Jambet et Lardreau défendaient le christianisme, pour lui, ils choisissaient le camp de l’antijudaïsme », se souvient un témoin. Milner, athée revendiqué, pousse à la séparation : pour lui, le judaïsme, religion de la lettre, a tout à perdre d’un rapprochement avec le christianisme, religion de l’esprit. L’explication a lieu entre Benny Lévy et Jambet. Elle est « ferme », disent les uns, « violente », affirment les autres. La collection « Islam spirituel » s’interrompt.
Dans L’Arrogance du présent, Milner évoque ses deux amis : « Je ne peux méconnaître mon propre goût pour les ruptures […]. Mais d’autres raisons s’ajoutent. Elles concernent le nom et ce que j’en ai articulé. » Il y parle de sa proximité avec Lardreau, mort en juillet dernier sans que la réconciliation ait eu lieu. De son amitié pour Jambet, aussi. Mais persiste sur le fond : « Le seul véritable événement du XXe siècle, c’est le retour du nom juif. »