Tageblatt, mai 1999, par Robert Redeker

À propos de Mallarmé au tombeau

Sidérant et considérable : Mallarmé relu par Milner.

Le centenaire de la mort de Stéphane Mallarmé a été l’occasion de la publication de nombreuses études, et, pour certaines revues, de la confection de numéros spéciaux (celui proposé par la revue de Michel Deguy, Poésie est à marquer d’une pierre blanche).
De cet ensemble hétéroclite ressort un livre plus remarquable que les autres. En effet, étonnante et dérangeante comète de passage dans le ciel monotone de nos lectures, vient d’apparaître un livre considérable : Mallarmé au tombeau, écrit par Jean-Claude Milner.
Toute la surprenante démarche de l’auteur s’enroule autour d’une leçon magistrale concernant un célèbre sonnet de Mallarmé : « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui ».
Prenez le premier quatrain : il dit Hugo, poète qui veut mettre l’Idéal à l’ordre du jour dans la poésie et transformer l’Histoire selon cet idéal. Bref, le premier quatrain incarne le moment Hugo de la poésie. Le « bel aujourd’hui » peut être celui des noces de la poésie et de l’Histoire sous la figure de l’Idéal.
Poésie de l’émancipation, de la délivrance. Mais la loi du sonnet est la contradiction ; prenez dès lors le second quatrain, vous conviendrez qu’il inscrit dans ce poème le moment Baudelaire – « Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui » : il énonce la contradiction portée à Hugo par Baudelaire (« Magnifique, mais qui sans espoir se délivre ») au nom de ce qui les rassemble (l’espoir qu’un aujourd’hui politique a lieu dans un siècle devenu « stérile hiver ») et que le cygne figure. Passez aux tercets : Mallarmé s’avance avec eux, succédant à Hugo et Baudelaire. Le premier tercet reprend Baudelaire (« Tout son col secouera cette blanche agonie ») afin de le nier : il n’y a pas de délivrance, fût-elle seulement individuelle, et si elle était possible elle serait inutile ; on ne s’arrache pas à « l’horreur du sol où le plumage est pris ».
Le second tercet – « Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne » – inscrit dans le poème la décision mallarméenne : le Cygne (dans le dernier vers l’oiseau acquiert une majuscule) est immobilisé dans un inutile exil, la « blanche agonie » commencée par la croyance hugolienne en un bel aujourd’hui est achevée, voilà le poète devenu un fantôme.
Mort du cygne, Tombeau de Stéphane Mallarmé, Tombeau de la poésie ; ou, pour le dire avec plus de précision : la poésie au tombeau, Mallarmé au tombeau par la vertu de ce Tombeau de la poésie que ce sonnet bâtit !
Ce poème, c’est là l’une des thèses développées par Milner dans ce livre, constitue une histoire de la poésie composée selon cette loi de contradiction qui conduit de l’espoir illusoire (Hugo) à la glaciale mort (Mallarmé). Plus que l’histoire, « le sonnet est donc une méditation sur le XIXe siècle tout entier ».
Tel un escalier en spirale centrifuge, l’architecture de ce bref livre est structurée par de subtils glissements qui s’enlacent rigoureusement autour du poème : on part donc du sonnet, puis on glisse vers la poésie de Mallarmé, puis de celle-ci vers la poésie en général puis vers la politique, puis vers l’histoire, puis vers le siècle pour enfin se retrouver – sans avoir quitté un seul instant la lettre même du sonnet qui sert d’argument à l’ensemble – dans la question de l’avoir lieu ou pas du siècle, c’est-à-dire les questions inséparables de la prose et de l’absence.
Annulation : l’obscure clarté qui s’énonce dans ce sonnet signifie qu’aux yeux de Mallarmé le XIXsiècle tout entier n’a pas eu lieu. Ce qui a lieu épouse désormais nécessairement la forme du jour, de l’aujourd’hui journalistique, et ne peut par conséquent être différencié ni du journal ni de La Dernière Mode, structures dans lesquelles rien n’a lieu.
Il n’y a pas de jour, il n’y a pas d’aujourd’hui, il n’y a pas de XIXe siècle, il n’y a que le journal (or, l’axiome de Mallarmé serait : « rien du journal n’a lieu »). Pour Milner, la question duXIXsiècle débouche sur les deux questions nouées : « notre siècle a-t-il eu lieu ? », d’une part, et « y a-t-il de la prose ? » d’autre part (l’avoir lieu ne pouvant advenir que si la prose, entendons l’écrit qui n’est ni la poésie ni le journal, existe).
Le XXe siècle est le temps qui par le moyen de l’URSS a aboli la civilisation : s’il a eu lieu, Chalamov a raison, s’il n’a pas eu lieu, Brodsky a raison, ni la prose ni Chalamov n’existent et « à ce prix rien de la langue du XXe siècle n’aura excédé les possibilités du journal mallarméen ». Ce n’aura été rien d’autre que le siècle du journal, des journaux. Un siècle de plus sans aujourd’hui vivaces vierges et / bels ! Toisant le XXe siècle, d’angoissantes questions surgissent dans l’esprit : Comment la prose peut-elle se saisir du siècle ? Comment peut-elle se saisir du journal sans parler la langue du journal ? Comment le vivace aujourd’hui peut-il se libérer de la journalière prison des news ? L’ennui du « stérile hiver » a-t-il définitivement resplendi ? Prolongeons les interrogations de l’auteur : le XXIe siècle aura-t-il lieu ? Il aura lieu ou pas suivant la réponse que nous donnerons à la question de la prose.
Ce livre, cousin par sa thématique autant que par ses racines intellectuelles de l’ouvrage de Gérard Wajcman L’Objet du siècle (dont nous avons parlé dans ces mêmes colonnes en novembre 1998), se révèle un étonnant objet de la toute fin du XXe siècle portant, en prenant ses appuis dans un poème de Mallarmé, sur l’absence des deux derniers siècles, vécus à blanc.
Il est une apparition sidérante sur fond d’absence, vers laquelle nos intelligences surprises se tournent comme jadis les peuples se figeaient d’émerveillement au passage dans le ciel d’une inattendue comète.
C’est Mallarmé qui, évoquant Rimbaud, fit de ce dernier un « passant considérable », un astre passager à regarder en un temps où les étoiles sont devenues impossibles.
Il est des livres aussi considérables que les objets, passants ou comètes, dont on dit qu’ils sont tels – Mallarmé au tombeau se range, sans se dévêtir de son espièglerie, parmi eux.