À propos de Damascius, par Marie-Claire Galpérine

La tradition veut que Damascius ait été le dernier scholarque de l’École d’Athènes. Le plus ancien de ses manuscrits lui donne le nom de « diadoque », successeur de Platon, qu’avait porté Proclus. On peut conclure de là qu’il avait été à la tête de l’Académie au moment où le décret de Justinien en ordonna la fermeture. C’est le dernier grand nom de l’histoire de la pensée grecque. Après lui, il n’y eut plus que des commentateurs, et qui commentèrent surtout Aristote. Le plus grand fut son propre disciple : Simplicius.

En 529, Justinien interdit l’enseignement de la philosophie à Athènes et confisqua les biens de l’École. Les derniers philosophes grecs prirent le chemin de l’exil. Ils emportaient avec eux, en se rendant à la cour de Perse, le rêve de Platon : qu’un roi devint philosophe. Nous savons qu’ils étaient sept. Voici ce que nous en dit Agathias : « Damascius le Syrien, Simplicius le Cilicien, Eulamius le Phrygien, Priscianus le Lydien, Hermas et Diogène tous deux de Phénicie, Isidore de Gaza, tous ceux-là donc, la fleur la plus noble, pour parler en poète, des philosophes de notre temps, n’étant pas satisfaits de l’opinion dominante chez les Romains concernant le divin, pensèrent que le régime politique des Perses était bien meilleur. Comme de toutes parts on faisait l’éloge des Perses, ils étaient persuadés que les dirigeants chez ceux-là étaient parfaitement justes et tels que le veut le discours de Platon, la royauté coïncidant avec la philosophie. Le roi Chosroès les accueillit. Il venait de monter sur le trône et se faisait gloire d’être lui aussi à sa manière un philosophe, particulièrement curieux de connaître les religions étrangères. Il entreprit de leur faire traduire (peut-être en syriaque) l’œuvre de Platon et celle d’Aristote. Mais les philosophes grecs ne tardèrent pas à sentir qu’une monarchie orientale ne ressemblait en rien à la cité idéale qu’avait conçue Platon, et eux-mêmes demandèrent à rentrer dans l’Empire. Chosroès ne s’en offensa pas puisque, dans le traité qu’il conclut avec Justinien en 532, il obtint que les philosophes ne seraient ni persécutés, ni obligés d’embrasser le christianisme. Damascius et ses amis quittèrent donc la Perse après un séjour de deux ans. Nous ne savons ce qu’ils devinrent à leur retour.

Le Traité des premiers principes est l’œuvre maîtresse du philosophe. Y sont posées avec une force singulière toutes les apories auxquelles se heurte la pensée quand elle s’efforce de remonter aux principes fondateurs et, au-delà de l’un lui-même, jusqu’à l’indicible absolu. L’aporie fondamentale naît de la contradiction impliquée dans la notion même d’un principe absolu. Et la grande question est bien : comment se peut-il que hors de l’un il y ait autre chose ? D’où vient qu’il y ait du pluriel et du divers ? Ce que Damascius voudrait nous faire entendre, c’est ce frémissement initial, cette immense rumeur indistincte qui précède le concert universel. Tenter d’être là quand rien n’est encore et que tout se prépare, c’est le suprême effort de la pensée. Mais elle arrive toujours trop tard et ne réussit pas à surprendre le moment du passage.

Cette œuvre représente l’ultime effort de la pensée grecque pour tenter de répondre à ce qui fut pour elle la question philosophique par excellence : à quelles conditions le discours est-il possible ? Et tout s’achève par ce mot : to ouden, le rien. Le néant nous renvoie au principe indicible de tout. L’au-delà de l’un et l’en-deçà de la matière désignent les deux limites du mouvement de l’âme. L’univers du discours s’étend entre ces deux abîmes. Il y a deux néants comme il y a deux silences : celui d’où naît la parole et celui en qui elle vient mourir quand il n’y a plus rien à dire.