Art press, mars 2013, par Michel Vignard

Natacha Michel, un passé français

La rue d’Ulm est le décor de Plein présent. Pour les héros de Natacha Michel, étudiants à l’École normale supérieure, la couleur du monde, c’est « l’asphalte bleu merle » de Paris. Horizon de savoir et nimbe romantique. La vie, quoi. Réel brûlant, auréole brillante.
La 2 CV de Bruno « ressemblait exactement à cette haridelle sur laquelle d’Artagnan était arrivé à Paris ». On n’est pas au siècle de Dumas, pas dans les intrigues de Milady. On est au tout début des années 1960. L’histoire commence aux vingt ans de frêles héros des Trente Glorieuses qui respirent un furieux parfum d’aventures. Encore faut-il traîner dehors cette oisive jeunesse asservie à l’ambition des livres, qui est la clé de tout à cette époque. Les garçons préfèrent la Critique de la raison pure à la compagnie des filles. Bruno et Romain rejoindront quand même Mélaine et Marianne aux sports d’hiver dans la 2 CV qui peine dans les derniers kilomètres. « Romain ouvrait sa chemise. Il était en sueur : “Si vous saviez depuis quand je pousse…” Apparaissait par la chemise ouverte un torse lisse de kouros, et Mélaine donna un léger coup de coude pointu qui signifiait : je t’en prie, pas tant d’ébahissement. On le savait qu’il était très beau. Mais seule Marianne semblait savoir qu’un tel garçon est beau partout. »
Les sentiments de cet âge-là ne ressemblent guère à ceux qui leur succéderont. Marianne a deux amants, un comble pour Mélaine : elle n’aime pas les femmes, Mélaine, mais « Marianne était son attachement principal et elle ne parvenait pas a en avoir d’autre ». Ces deux-là sont au cœur de l’histoire qui voit passer en second plan nombre de figures masculines, Bruno, Romain, Xavier en tête. Mais l’originalité de Plein présent est de déployer un chœur de filles qui sont le négatif et comme la vérité des viriles ambitions. Toutes ces filles traduisent en sentiments et tourments, rythme affolés ou mélancoliques, les bonheurs et les défaites de la grande histoire aux mains des hommes. 60, 61, 62, cruel décompte de la guerre d’Algérie vue de métropole : le putsch des généraux et, quelques semaines plus tard, un 17 octobre de sinistre mémoire.
Dans la vie, c’est souvent que le bonheur précède le pire. Et inversement. Pour Marianne, le bonheur a le visage de Véronique. Bien élevée, culottée et délurée, Véronique a assez de cran pour ne pas craindre de vivre en dépit de tout avec maman et de nommer un chat un chat. En cette aube de libération sexuelle, en voici une au moins qui parle avec élégance et désinvolture clitoris et fellation. Puis, sans transition, fondu au noir. « C’était pour se rendre chez Véronique, rue Séguier, que Marianne s’était trouvée place Saint-André-des-Arts, le 17 octobre 1961. » Sur la vision effarée des événements tragiques de cette nuit-là, les eaux de la Seine se sont refermées pour longtemps.

Éloge du plein présent

L’histoire pressée ne s’arrête pas, fût-ce à des cadavres jetés dans le fleuve par des policiers français. Après Mélaine, Marianne, Véronique, sans oublier Colombe au passage, le roman fait sa part à Josèphe, belle et sombre âme passionnée. Otto Preminger voulut en faire une actrice, elle s’exile sous le soleil de l’Espagne franquiste. C’est là, autour de la figure grotesque d’Orbane, que la guerre d’Algérie continue à dérouler son chapelet minable et interminable de complots et contre-complots. Mais à défaut de justice, l’histoire a ses lois. Avec l’indépendance se refermera le long périple colonial de la France. Marianne, toujours elle, part rejoindre Josèphe en Espagne. Ce voyage est l’emblème d’un présent enfin conquis, comme l’exprime le roman dans ses dernières lignes : « Ses amies, elle les voulait en chair et en os, actives et vivantes, tout en reconnaissant ce qui avait cessé d’être. Elle voulait le présent, le plein présent. Le reste était caduc, elle le savait bien. »
Dès le début Mélaine et Marianne ont deux égéries, elles les appellent les Sylphides. Il y a la blonde et la brune. Des romancières dont elles dévorent les ouvrages, les titres égrenés reviennent au fil des pages : Riche et légère, Etxemendi, l’Insuccès de la fête ou le Repos de Penthésilée, Si j’étais mon chien, Ici commence. Nous avons tous eu dans notre jeunesse de tels phares, mais sous les icônes littéraires réinventées, on reconnaît sans difficulté la blonde Florence Delay, la brune Natacha Michel, dont l’œuvre, à l’époque de la jeunesse de Mélaine et Marianne, est tout entière à venir. Avec ce clin d’œil, Natacha Michel semble nous dire qu’on ne se penche pas sur le passé sans illusions ni désillusions. Quand l’histoire a découvert ses cartes, c’est tout jeu en mains que le roman joue la vie. Et c’est pourquoi à la fin de cette recherche d’une jeunesse perdue, l’ombre des jeunes filles projette devant elles non le tremblement du temps retrouvé mais l’éloge amoureux du plein présent.
Refermant le volume, le lecteur regrette néanmoins de devoir mettre un bémol à son plaisir. Il l’emprunte à Marianne, qui se refuse à faire à Véronique « le coup de la fatuité savante ». Peut-être Natacha Michel aurait-elle dû davantage se plier à la vertu de sa principale héroïne. Trop, vraiment trop de clés littéraires parsèment les pages de son livre. La romancière en fait passer beaucoup avec vivacité, on lui accorde volontiers que trop peut faire cliché, et le cliché époque, mais pour le lecteur vient une mesure où trop finit simplement par faire trop.