L’Arche, octobre 2004, par Antoine Spire

Nos fenêtres ressemblent à des tableaux

Gérard Wajcman est psychanalyste. Dans L’Objet du siècle (éditions Verdier), il avait montré que le XXe siècle, siècle de l’objet, avait été révélé par l’art, siècle de l’absence, siècle de l’anéantissement aussi, bien sûr ; avec cette absence fondamentale provoquée par le génocide. Consacrant un volume à la fenêtre, qu’il décrit d’abord comme un appareil multifonctions, comme un objet tout à la fois source de lumière, bouche d’aération, instrument d’isolation sonore et objet décoratif, il se focalise sur ce qui manque à ces descriptions, à savoir qu’une fenêtre sert d’abord à voir.
Du point de vue de l’architecte, point de vue optique, la fenêtre est d’abord source de lumière, mais du point de vue de celui qui est derrière la fenêtre, du point de vue du regard, la fenêtre est lieu d’observation, trou pour l’œil. Dans le traité de peinture De pictura d’Alberti (1435) figure l’idée selon laquelle un tableau, c’est comme une fenêtre. Cette phrase ne signifie pas que le tableau est une fenêtre ouverte sur le monde ou même sur l’histoire, mais bien plutôt que depuis Alberti nos fenêtres ressemblent à des tableaux. Ce sont des machines à voir, des trouées dans l’espace qui donnent quelque chose à voir là où on ne voyait rien.
Les fenêtres proposent, imposent même de regarder. Ainsi Alberti conduit-il notre auteur à faire du tableau le prototype de la fenêtre. Peindre ce serait donc au sens propre ouvrir une fenêtre, non pas sur l’histoire, mais pour l’histoire qui va être dite, montrée grâce au tableau. « Le geste du peintre est un geste pur d’ouverture sur un espace vierge à peupler, sur des visibilités à venir. » La peinture va faire naître quelque chose qui n’existait pas au préalable. Faisant comme un trou dans le mur, le peintre perçoit le trou, ouvre une fenêtre par laquelle il va pouvoir regarder l’histoire et, ce faisant, transformer le sens même de la peinture. Ainsi, au XVe siècle, Alberti fait du tracé du cadre le moment fondateur du tableau. La fenêtre du tableau est à l’image d’un corps debout, érigé, et ce qu’elle encadre c’est le regard d’un sujet voyant. Le tableau encadre la part « que je vois » de la fenêtre.
Autrefois, les personnages peints regardaient les humains, les appelaient à prendre en compte leurs péchés, à considérer leurs mérites et leurs démérites, l’insuffisance de leur foi et de leurs œuvres, comme s’ils diffractaient, multipliaient le regard d’un Dieu omnivoyant, jugeant les vivants et les morts. Mais depuis Alberti ce n’est plus Dieu ou les personnages qui regardent le spectateur, c’est un regardant dont le point de vue est partiel, un homme qui peut tout faire dire au tableau ou ne rien lui faire dire, qui regarde l’espace ouvert par la fenêtre ou le tableau.
L’homme n’est pas Dieu et ne voit que du point où il est. Ainsi, faire un tableau ce serait compléter une ouverture d’un objet à voir. La peinture peut faire l’objet d’une narration, d’une description, d’une histoire. On peut décrire ce qui fait objet ; mais ce qui est sans doute le plus important, c’est le sujet voyant apparemment absent. Celui qui regarde n’est pas vu. Ce qui ne se voit pas dans le paysage, c’est le point de vue que l’on prend sur lui. La fenêtre ouverte par le tableau est un lieu où se rencontrent le monde et moi qui regarde, invitant à penser ensemble inséparablement le sujet moderne et l’histoire.
Depuis la Renaissance, ce sujet qui regarde sans être vu, ce sujet caché est à la fois absent et présent grâce à l’ouverture de la fenêtre. Bien plus, le caché est une condition d’existence du sujet. « Pas de sujet dans un monde de verre, de transparence absolue. » Pour qu’il y ait sujet, pour qu’il y ait intimité, il faut du caché, une séparation entre public et privé, celle-là même qu’instaure la peinture et que formalise la perspective.
Ainsi la psychanalyse explore-t-elle ce territoire caché qu’on nomme inconscient, et le psychanalyste derrière le divan voit sans être vu et réintroduit un regard indispensable au sujet pour qu’il se voit vraiment lui-même. Grâce à l’analogie du tableau, Wajcman a cerné le regard caché que, progressivement, tout un chacun découvre en apprenant le monde et en se comprenant dans ce monde du fait de la pratique psychanalytique. Si vous voulez mieux vous apercevoir, lisez Fenêtre.