Le Monde, 14 mai 1993, Roger-Pol Droit

Construire une philosophie est devenu impossible. Voilà ce qu’on répète, de tous côtés, comme une évidence. Personne ne serait plus en mesure d’édifier un système. Nul n’en aurait d’ailleurs envie. Englober et ordonner, d’un seul regard, les facettes de la connaissance et de l’action, nos contemporains y auraient tous renoncé. On invoque de nombreux motifs pour justifier un tel abandon. Par exemple, pêle-mêle : l’extrême spécialisation des disciplines scientifiques, la complexité de nos mœurs, la fin de l’histoire de la métaphysique, l’effritement des repères les mieux assurés… Quoi qu’on mette sous ces diverses formules, la vieille ambition philosophique de saisir par la raison la totalité du monde serait devenue impraticable. D’autres occupations devraient définitivement lui succéder : travaux parcellaires, jeux d’écriture, investigations historiques, entre autres.
Certains toutefois s’entêtent. Ils n’ignorent pas que la philosophie est peut-être bien une entreprise d’autrefois, désormais illusoire et vaine. Mais ils ne peuvent faire autrement que s’y consacrer. Comme d’autres sont conduits par une nécessité interne à peindre ou à calculer, quand bien même ni la peinture ni les mathématiques n’auraient plus de sens, ils ne peuvent renoncer au projet de penser tout le pensable. Ils désirent encore mettre de l’ordre dans leur tête, sans se payer de mots.
Cela donne de singulières trajectoires, des sillons lents et solitaires, à l’écart des bruits du temps. Leur démesure anachronique requiert obstination et endurance, voire une certaine forme d’héroïsme. Aucun résultat n’est en effet garanti. Ni les années qui passent ni le nombre des livres ne peuvent leur offrir l’assurance d’être reconnus pour ce qu’ils rêvent de devenir : philosophes simplement. Et non historiens de la philosophie, ou philosophes de quelque chose (les sciences, le droit, la politique ou l’art). Bref, ce vieux désir complique tout.
Cet ouvrage extrêmement ambitieux met en effet en cause l’idée même de vérité. Si l’on s’entend aisément sur les mathématiques, selon Lardreau, c’est qu’elles ne mettent en jeu rien d’essentiel pour personne. À l’idée de vérité, qui suppose l’erreur possible, et qui s’oppose au faux, il s’agirait donc de substituer la véracité. Aucune proposition ne s’en trouverait dépourvue, dès lors que les circonstances et les contextes permettent de la prendre « en un bon sens ». Tout assemblage de paroles humaines pourrait être relevé par la Raison. « Il ne saurait y avoir de discours illégitimes, de faux savoirs, de pratiques aveugles, de délires, où le Réel en quelque manière n’insiste, où la véracité ne soit en quelque façon à l’œuvre », écrit Lardreau.
Si généreuse, ou astucieuse que soit cette conception de la philosophie, conçue comme le « discours qui n’en méprise aucun », on peut se demander si elle n’ouvre pas la porte à des conséquences aberrantes, voire dangereuses. Des lecteurs ne risquent-ils pas de conclure, par exemple, que les discours et les pratiques des nazis, ou de ceux qui aujourd’hui tentent de les faire renaître, sont finalement légitimes, et qu’il convient de ne pas les mépriser ? Une telle conclusion serait évidemment un contresens. Mais tout n’est pas mis en œuvre pour qu’il soit impossible.
L’ensemble du livre de Lardreau est d’ailleurs pris dans un constant contraste. Ses méditations, notamment sur le statut de la philosophie, sur le sujet constituant ou constitué, sur la langue comme « sujet constituant ultime », sur ce que pourrait être une « politique négative », ou encore sur l’art moderne, forment un tout systématique qui ne manque ni d’intérêt ni de cohérence interne.