Libération, 19 septembre 2013, par Robert Maggiori

L’envers et l’endroit du philosophe

Paul Audi dresse le portrait éthique d’un homme jugé.

Quel vice du langage incite à parler de « tranches de vie » – si la vie est justement « cela même qui se tient, se retient et se contient dans les limites de l’indécidable, là où il s’avère impossible de trancher de façon nette et définitive » ? Qui est capable de juger d’une vie, d’en décider, si décider revient encore une fois à couper et hacher ? Camus écrit : « Si basse et si méchante soit-elle, une vie recèle toujours, en quelque coin, de quoi la comprendre et l’absoudre. » Mais qui le peut, par quoi le peut-on ? Comprendre en vue d’absoudre « serait à la rigueur une des tâches de la philosophie », absoudre dans l’espoir de comprendre reviendrait au seul « génie de la littérature ». Sans doute. Mais à une condition : qu’absoudre signifie s’abstenir de juger, « refuser de faire dépendre sa compréhension de la vie d’un jugement préalablement conçu et asséné du dehors ».

« Embourgeoisement ». C’est en se faisant philosophe écrivain que Paul Audi, dans Qui témoignera pour nous ?, tente à la fois de « rajeunir l’éclat » de ce que la vie d’Albert Camus « recèle », et de faire voler en éclats l’idée que juger, c’est trancher, qu’être juste, c’est être juge. Qu’on n’imagine surtout pas une « biographie » qui serait complétée par des considérations philosophiques. L’essai de Paul Audi – à entendre moins comme genre éditorial que comme tentative passionnée d’utiliser toutes les ressources de l’intelligence et de la sensibilité pour percer un « secret », ou le trahir – éclaire les arcanes de « ce procès éthique que l’on se résout à s’intenter à soi-même », reconstitue « l’explication avec soi-même », à laquelle Camus s’est livré lorsque, à la parution en 1951 de l’Homme révolté, il a dû subir les attaques d’« embourgeoisement » venues de Sartre, du groupe des Temps modernes, des « staliniens » et des compagnons de route du Parti communiste. « Explication avec soi-même » qui l’a conduit, écrivain reconnu, à « une relecture insistante de son œuvre passée », à la rédaction d’une préface pour un ouvrage paru près de vingt ans plus tôt, où il estime de son devoir d’écrire : « Chaque artiste garde […], au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu’il est et ce qu’il dit […]. Pour moi, je sais que ma source est dans l’Envers et l’Endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu et dont le souvenir me préserve encore des deux dangers contraires qui menacent tout artiste, le ressentiment et la satisfaction. »
Il ne s’agit pas d’un banal « retour aux sources », ni de ce que serait, pour l’exilé, un « retour au pays ». Il s’agit de revenir à une sorte de « mandat originel », aussi mystérieux – car personne ne l’a donné – que paradoxal, en ce qu’il « exige de soi que l’on réponde de ce pour quoi l’on ne saurait être tenu pour responsable ». Assigné à comparaître par ceux dont il pensait être devenu le « pair », Camus préfère se convoquer devant le tribunal de lui-même, y présentant, à l’aube de sa vie d’écrivain, le jeune homme de 20 ans qu’il était et à qui sa sensibilité exacerbée – « une glu qui s’accroche à l’âme » – dictait tout ce qu’il avait à faire et à ne pas faire. De quel faix se chargea-t-il alors ? Celui de rompre le silence – le silence qu’il aura connu dès l’enfance, celui, « invincible, intraitable, de sa mère », le mutisme, la surdité, l’indifférence, l’étrangeté, l’inhumanité trop humaine de sa mère illettrée, « la mère que l’on aime, mais dont on a honte aussi, la mère qui accueille comme un refuge, mais dont on s’écarte aussi comme d’un danger ». De ce « silence amniotique », Camus eût pu faire son havre, et, là, demeurer sans voix. Mais il y a cette insondable conviction que « la parole répare ». Aussi est-ce de la « mission » contraire qu’il se charge : « articuler des phrases entre elles, construire un discours où s’affirmerait un sens, et, dans le meilleur des cas, le dominer » – maîtriser « tous les usages possibles de la parole », afin de « réparer le dommage causé par la présence angoissante du silence de la mère ». Sa « voix » sera désormais « la résonance de ce silence ». Mais, à « donner voix » au silence, on le trahit : la « parole répare », mais « parler sépare, aussi ». Lorsqu’on croit avoir par la parole et le discours – en devenant « artiste », écrivain et philosophe – réparé les dommages subis par soi-même et par les siens, « les pauvres, les voix sans porte-voix des quartiers pauvres » de l’Algérois, comment plus tard « tenir » face aux accusations de ceux dont on a tenu à être le semblable, et qui vous peignent en « bourgeois devenu », en renégat, en traître ?

« Blessure ». On ne saurait ici restituer les analyses si fines par lesquelles Paul Audi réussit à faire le portrait éthique d’Albert Camus. Une phrase de Jean Genet les résume : « Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l’on attente à son orgueil, quand on le blesse ? Cette blessure – qui devient ainsi le for intérieur – c’est elle qu’il va gonfler, emplir. Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette blessure elle-même, une sorte de cœur secret et douloureux […]. C’est dans cette blessure – inguérissable puisqu’elle est lui-même – et dans cette solitude qu’il doit se précipiter, c’est là qu’il pourra découvrir la force, l’audace et l’adresse nécessaires à son art. »