Philosophie magazine, mai 2010, par Juliette Cerf

En vie

Paul Audi s’attache à redéfinir les enjeux éthiques de la création. Nourrie par l’art et la littérature, son esth/éthique est une réflexion originale sur l’acte créateur, qui met en avance la réjouissance.

Une phrase a suffi pour le faire entrer en philosophie : « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. » Flâneuse, elle s’est échappée des Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau. L’auteur de prédilection de Paul Audi, auquel le jeune normalien agrégé de philosophie a jadis consacré sa thèse de doctorat. Si son œuvre maîtresse, Créer. Introduction à l’esth/éthique, rééditée par les éditions Verdier, vient d’être couronnée par deux journées d’études à la Sorbonne, Paul Audi n’a aujourd’hui plus aucune attache universitaire. Cet électron libre fuit les appartenances. « J’admire tous ceux qui arrivent à survivre au sein de l’Université, un champ d’hostilité et de ressentiment inimaginable. Un étouffoir, tant la charge administrative inhibe l’acte d’écrire. Cela m’a oppressé et je suis parti. Ma vie est une succession de départs, de ruptures », confie le penseur apostat.
Paul Audi avait douze ans lors de son premier exil. Né en 1963 au Liban, il a fui son pays avec sa famille, sa mère ayant eu la prescience de la guerre civile. Mais quand on évoque « son » pays, le philosophe fait la grimace. Ses mots non plus, il ne les dissimule pas : « Le pays où j’ai vu le jour, le Liban, m’a toujours fait honte. Et ses choix, ses orientations, ses déclarations, d’hier ou d’aujourd’hui me répugnent. […] Franchir le seuil de la douce France, ç’aura été pour moi tourner le dos à tout jamais à l’Orient où je suis né – cet Orient, ni proche, ni moyen, mais court, affreusement court, sans étendue, ni épaisseur, ni horizon, cet Orient si dangereux et toujours si furieux […] que l’Occident n’a jamais eu tort de considérer comme la forteresse inexpugnable du despotisme », écrit-il avec fureur dans Jubilations. La tête plongée dans son passé, Paul Audi ajoute n’avoir aucun souvenir avant l’âge de dix ans – une « terrible amputation » selon lui responsable du fait qu’il n’ait jamais pu écrire de fiction.
C’est la philosophie qui a recouvert l’espace de l’exil : « Être parti du Liban dans des conditions liées à la guerre civile m’a longtemps hanté. La violence que recèle l’engagement politique m’est insupportable. Cette question me tourmente mais, pour moi, la pensée ne rythme jamais l’action. » À la philosophie, Paul Audi n’assigne pas la tâche de changer le monde, ni même celle de le comprendre. La philosophie est là pour s’expliquer avec l’existence. Pour « rendre le Soi à lui-même ». Une phrase de Wittgenstein sert de boussole à notre exilé : « La question est : Comment traverses-tu cette vie ? » Vivre, c’est toujours s’éprouver soi-même. Ainsi, pour l’auteur de Supériorité de l’éthique, la vie porte toujours en elle l’éthique (le pour-soi), qui surpasse infiniment la morale (le pour-autrui). Centrée sur la subjectivité incarnée et traversée par des influences bigarrées – Rousseau, Gary, Michel Henry, Nietzsche, Wittgenstein, Mallarmé, Picasso, Van Gogh, Molière –, la philosophie de la vie d’Audi articule l’éthique et l’esthétique. Un mot-valise forgé par ses soins met en scène ce croisement. Forte de ses deux h et de son slash, l’« esth/éthique » saisit la création sur un mode original. Paul Audi, en effet, ne s’intéresse pas à la création en ce qu’elle est production d’objets, mais en ce qu’elle vise l’essence de la vie. Tout entière tournée vers l’acte créateur et non vers l’œuvre créée, l’esth/éthique n’est en rien une doctrine du goût. « La création est un acte d’explication avec la vie, un acte vivant : à travers lui, c’est la vie qui étend le champ de ses possibilités. En ce sens, l’artiste n’a pas le choix ; c’est la vie elle‑même qui le requiert. Il y met sa peau, pour reprendre une très belle formule de Van Gogh », explique le penseur. Sensible et subjective, la vie est structurée par le jeu entre l’amour de soi et le désespoir, qui désignent la « double polarité dynamique et affective » de l’homme. Le sursaut éthique et créatif consiste à désespérer du désespoir. Donc à se réjouir. Disposition intérieure au bonheur, la (ré)jouissance est une catégorie éthique qui fait rempart au nihilisme contemporain.
« Créer, c’est jouir », écrivait Gary, héros de cette éthique de la réjouissance, et (autre) auteur émigré auquel le philosophe a consacré plusieurs livres, dont La Fin de l’impossible et Je me suis toujours été un autre. Créateur aux mille masques, inventeur d’Émile Ajar, Romain Gary en refusant coûte que coûte de s’identifier à sa statue de pierre, a appris à Paul Audi que l’important n’est pas de « se ressembler » mais de « se trouver ». Les affinités d’Audi deviennent ainsi électives quand elles lui donnent « le goût de vivre et l’appétit de créer ». Elles sont inversement proportionnelles à sa haine du puritanisme : le philosophe déteste tous les artistes qui ont peur de la chair, toutes les pensées liquidatrices de la vie subjective et de son « excédence constitutive ». Le ressentiment de l’auteur se polarise tout à la fois sur la philosophie analytique anglo-saxonne… et sur le kitsch, qui cherche toujours, selon lui, à satisfaire une pulsion de mort. Or non, l’existence humaine n’est pas « cet état du corps attendant sa charogne que la littérature du malheur en a fait ». Nous sommes bel et bien en vie. Avant de nous séparer, Paul Audi me lance : « J’espère que je ne vais pas m’y reconnaître. Surtout, faites le portrait d’un autre. » Y suis-je parvenue ?