L’Humanité, 13 novembre 2012, par Stéphane Floccari

Levinas, l’éthique et l’Europe

Depuis Husserl, on sait que l’Europe n’est pas seulement un continent. Comme il le rappelle dans sa conférence de Vienne1, prononcée dans l’horizon tragique du nazisme, elle est d’abord un « lieu spirituel ». Elle a depuis peu son Prix Nobel de la paix, après s’être construite sur la guerre, sur la domination et sur l’exploitation. Pour approfondir ces contradictions, on peut se plonger dans la lecture d’une revue éponyme, déjà riche de près d’un siècle de pensée.
Dans un numéro spécial consacré à Emmanuel Levinas, dont la formation et les références sont intimement liées à la triade topophilosophique Jérusalem-Athènes-Rome, la bien-nommée revue Europe2 aide à penser la complexité de toute appartenance, qu’elle soit politique, affective ou théorique. Quel meilleur exemple, dans ce concentré de contradictions qu’est l’Europe, que le parcours philosophique d’un petit juif lituanien bercé par le Pentateuque, formé à la phénoménologie allemande, chassé par l’aveuglement biologisant et prenant sur le tard place dans le gotha universitaire parisien ?
C’est aussi un auteur qui n’ignore pas que « la politique laissée à elle-même porte en elle la tyrannie », par un troublant écho à la pensée rousseauiste. Car il y a bien un mystère Levinas que Jacques Taminiaux explore avec rigueur dans un Entretien réalisé par Danielle Cohen-Levinas. L’auteur de Totalité et Infini n’est pas seulement le penseur du Visage, dont la confusion avec la face interdit (encore trop souvent) de considérer la dimension éthique injonctive. C’est aussi un auteur qui n’ignore pas que « la politique laissée à elle-même porte en elle la tyrannie », par un troublant écho à la pensée rousseauiste. C’est le sens du propos de Miguel Abensour, qui fait l’hypothèse selon laquelle l’éthique levinassienne s’élabore comme une réplique implacable et savante au ralliement aussi bref qu’inadmissible au nazisme de l’auteur d’une somme philosophique incontournable, en la personne de son propre maître Martin Heidegger.
C’est la part d’ombre de cette dernière qui n’aura cessé de tourmenter celui auquel Marc Crépon, Jean-Luc Nancy ou encore Marc de Launay consacrent, parmi tant d’autres, des textes sur « cette tumeur dans la mémoire », sur « Éros, une fois encore » ou sur la « dialectique du rite ». Ce numéro spécial, loin de lever tous les voiles sur la (trop) belle Europe, parvient à réunir et à faire converger les foisonnantes analyses d’un auteur travaillé par tant de sources livresques et autant de secousses historiques.
L’ouvrage de Gilles Hanus, Professeur de philosophie et directeur des Cahiers d’études levinassisennes, fournit par ailleurs l’occasion de lire Levinas en reconsidérant, non sans paradoxe, son « actualité » au prisme de sa capacité d’« échapper à la philosophie ». Canonisée sur le tard par l’université, cette œuvre n’est actuelle que par notre capacité à la lire et à poursuivre une recherche qu’elle ne prétend pas achever, mais au contraire rendre définitivement inachevable et inassignable.

1. Cf. La Crise de l’humanité européenne et la philosophie, 1938, trad. N. Depraz, Hatier, 1992.
2. Emmanuel Levina, revue Europe nos 991-992, novembre-décembre 2011, 422 pages.