La Quinzaine littéraire, 1er mai 2013, par Christian Mouze

Benjamin Fondane commence

« Je vois encore Fondane sortir du block, passer très droit devant les SS, fermant le col de sa veste pour se protéger du froid et de la pluie, monter dans le camion. L’un après l’autre, lourdement chargés, les camions s’ébranlèrent vers Birkenau. Deux heures plus tard, nos camarades étaient morts gazés. » (André Montagne, Les Lettres Françaises, 26 avril 1946.)

Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes » : est-il besoin de rappeler la « Préface en prose », ce poème qui précisément va en droite ligne, comme toute l’écriture de Fondane, sans attardements ni fioritures ? Et il était temps que deux volumes de ses œuvres viennent replacer ce poète et philosophe aux côtés des écrivains et penseurs marquants du XXe siècle. Fondane le magnifique nous prend bras dessus bras dessous et nous emmène là où la raison isolée en elle-même ne pense par aller. Trouverait-elle sa raison de vivre et de mourir avec « un visage d’homme, tout simplement ! », tant elle craint, pour son pouvoir et son empire, le pouvoir de ce visage et sa surface de sympathie : qu’on regarde un instant un portrait de Fondane. Elle préfère renoncer aux révélations de la vie et de la mort et construire sa vie quantifiable, arpentable, ses limites, ses obstacles, ses détours, ses leurres, ses crimes et ses peurs.
Mais Fondane n’entend jamais d’une oreille peureuse et il s’offre au grand large de l’esprit car pour lui la vie est incommensurable. Il lutte. Et il écrit. « La veille, continue André Montagne, Fondane avait réussi à passer à un de nos amis communs un poème qu’il venait de composer. Je n’en ai pas connu la teneur. Je n’ai pas demandé à notre camarade qu’il me le fasse connaître, considérant que Fondane lui avait fait un dépôt sacré. Hélas ! ce camarade a disparu au cours de l’évacuation du camp (janvier 1945), emportant dans la mort ce poème que Fondane avait composé la veille de sa mort, sachant le sort qui l’attendait. » La teneur de ce dernier poème ? Toute la vie, la révolte, l’écriture de Fondane.
Benjamin Weschler naît en 1898 à Iasi (Roumanie), d’une famille juive originaire d’Allemagne. Ainsi lui fut jeté le poids de deux tragédies : celle des Juifs et celle de l’Europe centrale. En 1923, quand il quitte la Roumanie pour s’installer à Paris, c’est déjà un poète et un essayiste de langue roumaine, et un traducteur de la poésie française. Dans ses années françaises, il va devenir poète, essayiste, philosophe, dramaturge, cinéaste… Citoyen français en 1938, prisonnier en juin 1940, évadé, repris, libéré pour raisons de santé. Soigné au Val-de-Grâce, vivant pendant la guerre dans une semi-clandestinité à Paris, dénoncé (« il y a eu quelqu’un pour jouer un rôle aussi sinistre », a écrit Victoria Ocampo) à la Gestapo, arrêté avec sa sœur et conduit à Drancy en mars 1944. Le 30 mai, Auschwitz. Le 3 octobre, il est tué. « On punissait en lui plusieurs crimes : celui d’être né juif, celui d’être intellectuel, celui de n’avoir pas de bien plus précieux que quelques lettres de Chestov et des gants de laine verte (comme on en porte aux sports d’hiver), celui d’être spirituel, celui de rire et de savoir faire rire. On le punissait à la façon nazie, à la façon totalitaire. » C’est Victoria Ocampo qui témoigne. Le 18 juin 1939, à Paris, Fondane lui avait remis un manuscrit sur Chestov (lettres et conversations) et dit adieu : « Je sais qu’il va y avoir la guerre. Je le sais, je sens que nous ne nous reverrons plus. Excusez ces sinistres pressentiments1. »
C’est en 1924, chez le philosophe Jules de Gaultier, que Fondane fait la connaissance de Léon Chestov. Celui-ci l’initie à une révolte totale contre le monde et sa pensée rationnelle, ses vérités euclidiennes : les évidences. Il y a entre les mains de Chestov une meule pour presser cette huile sombre des philosophies de la raison. Shaddaï a étendu le Septentrion sur le vide, et sur cette terre dangereusement suspendue comment ne pas perdre le Nord sans qu’intervienne la Raison des Grecs ? Mais nous rendre au vertige, affronter la raison même et ouvrir son procès, voilà l’intelligence de Chestov et la force qui va le maintenir uni à Benjamin Fondane. Ce dernier fait paraître en 1936, chez Denoël et Steele, un ensemble d’études dans la lignée ou plutôt le fracas d’une provocation chestovienne : La Conscience malheureuse. Elles abordent des écrivains et des penseurs : Gide, Dostoïevski, Kierkegaard, Bergson, Husserl, Heidegger, Chestov bien sûr. Ce n’est pas une simple compilation, un addendum à Chestov mais un courant né d’un courant, une réflexion ressassée, approfondie. Souvent, Fondane soumettait son travail à Chestov : leur amitié était d’osmose. Chestov n’ignorait pas – et son exil et son expérience en savaient quelque chose – les moments de détresse et « d’ahurissant appauvrissement » de Fondane. Avec délicatesse, il montrait à son ami l’avers de cette trop lourde médaille que celui-ci portait : « Au contraire, on peut et on doit parler d’enrichissement2. »
Enrichissement… La trajectoire même de Fondane, qui écrivait dans son essai, à propos de Dostoïevski et Chestov : « Cette négation de la raison n’est donc, dans leur bouche, qu’une affirmation de la richesse du réel, affirmation d’une plénitude qui n’attend que son moment pour éclore. » Si l’on est attentif aux mots de Fondane, négation égale richesse, égale plénitude : l’affirmation même de la vie. Une autre éclosion de la vie. Allons plus loin. Sur les épreuves, Fondane a retranché une suite : « Cette angoisse n’est au monde que pour préparer à la joie ; cette détresse que pour annoncer l’apaisement ; cette destruction que pour établir la révélation ; cette révolte que pour annoncer la liberté. » D’un côté donc : angoisse, détresse, destruction, révolte. Et non pas à l’opposé ou en contrariété mais en balancement, comme le souple balancement d’une branche, de son feuillage et de son fruit après la tempête, ou comme le scintillement de l’étoile du matin au milieu des nuages : joie, apaisement, révélation, liberté. Et c’est bien le destin de Fondane qui a connu l’angoisse, la détresse, la révolte et la destruction de son corps. Et qui nous lègue dans ses mots (poèmes, théâtre, philosophie, essais) : joie, apaisement, révélation, liberté. Fondane ne baisse jamais les bras ; il garde précieusement « l’espoir et l’impossible », deux catégories de l’esprit qui échappent au savoir et à la raison mais qui sont du côté de la vie. « Car que sait-il, le Savoir, sur l’existence ? Serait-il seul à savoir quelque chose ? La Folie n’en saurait rien ? La Mort n’aurait-elle rien à nous dire ? » Une philosophie de la non-résignation. Fondane dresse le défi, arrange l’insurrection et le bousculement, quand les philosophes rationnels de la résignation s’arrangent comme ils peuvent du mal, de la souffrance et du chaos. Ils écartent. Il prend à pleines mains. Pour Fondane comme pour Chestov, le savoir nous éloigne de l’être alors qu’il devrait être un savoir-être et savoir-mourir : la vie a une obligation insigne envers ceux qui demeurent dans son obéissance. Elle ne sacrifie pas à une pensée détachée d’elle. Toute la philosophie de Fondane et ensemble celle de Chestov se rattachent à la clameur, à la protestation de Job :

Et c’est pourquoi je ne puis me taire,
Je parlerai dans l’angoisse de mon esprit,
Je me plaindrai dans l’amertume de mon âme.

Et ce n’est pas au Dieu bergsonien de la morale, ou à cette ultime instance de la raison que représenterait Shaddaï même, que s’adresse Job, mais à Shaddaï nu, comme dévêtu de la pensée rationnelle, à l’Irréductible en termes de raison. « Il n’y a pas d’instance au-dessus de la raison » : Fondane rappelle à plusieurs reprises le mot de Freud. Et sa réponse gourmande ne se fait pas attendre, et d’ailleurs sa réponse n’est pas une réponse, mais une question, une rafale de questions. Cela s’apparente à un orage inattendu, quel irrespect alors pour cette belle courbe, cette belle ligne de sommeil : « Il n’y a pas d’instance au-dessus de la raison » ! Le voici sans crier gare : « Dans quelle expérience sensible cette vérité nous a-t-elle été manifestée ? Quelles sont ses preuves solides ? D’où vient cette incontestable authenticité ? Qui témoigne de cette vérité ? » Rien que ça. « Il n’y a pas d’instance au-dessus de la raison » : Freud, le psychanalyste, peut-il vraiment l’accepter ? Les questions de Fondane sont des mises en question des hommes qui pratiquent leur pensée, et en l’occurrence une mise en demeure pour Freud de pratiquer jusqu’au bout sa propre pensée. Quelle imprudence : dans sa proposition, Freud a-t-il oublié qu’il « met aux racines de l’homme une libido, c’est-à-dire une pure force irrationnelle » qu’aucune raison ne saurait réduire ; comme le souligne Fondane ?
La parole de Fondane dévoile les incohérences ; parce qu’elle se tient toujours au-dessus de la raison, au-delà des Grecs : encore une fois, c’est celle de Job. La même invective. La même colère. Parole d’urgence. Bouillonnante. Pleine d’éclats. De brasillements. Elle ne temporise pas. Elle n’a pas le temps, mais elle a tout l’espace intérieur de l’homme. Elle tranche et sabre. Désunit, divise, défait. Elle tient de l’abordage des pirates plus que des bonnes manières des salons où les pensées sont servies avec le thé refroidi de la vie. Mais elle enrage d’un pareil breuvage. Fondane arpente la terre, pas les beaux parquets. Il soupçonne des reculades, des trahisons et Heidegger par exemple n’est pour lui « hélas ! ni poète ni fou ». Heidegger, dont il dénonce l’interprétation de Kierkegaard, la captation, l’enchaînement et « l’intégration d’une pensée de la passion dans le système rigoureux d’une pensée froide ». Husserl a son admiration, une admiration toute chestovienne, parce que lui au moins est un lutteur, un jusqu’au-boutiste de la raison « Husserl est mille fois plus courageux que Heidegger ; il vaut mieux nier l’existence que la concilier avec son ennemie mortelle. » Husserl bataille. Il bat furieusement toutes les cartes avec son adversaire et ami, Chestov. Heidegger se contente de la carte du parti nazi.
Fondane maintient la vie sous la lumière. Il refuse de s’incliner devant le sort fait à une pensée qui depuis trop longtemps n’est plus orientée vers l’homme mais vers les figures de la raison, les lois mathématiques et les lois tout court, les théorèmes tous azimuts qui remplissent la vie, et ce en dépit de protestations récurrentes, vite célébrées et aussi vite rangées : les voix violentes de Pascal, Dostoïevski, Kierkegaard, Nietzsche, encore que ce dernier finisse par prononcer sa soumission (Amor fati) que Kierkegaard même… Qu’importe : pour reprendre en partie Fondane, la vérité comme l’amour n’est pas une chose que l’on sait mais que l’on vit. Mais elle n’est jamais un terme. Et il suffit d’une fois. Régine Olsen, pour Kierkegaard, est-ce une fracture qui s’est finalement réduite ? « Et il est des instants, minimes dans la succession des temps, mais extrêmement importants quant à leur plénitude, où l’esprit brise le cercle où on l’avait enfermé. » Une telle précision ne saurait être une simple démarche intellectuelle, livresque : il y a là l’odeur printanière des champs de l’expérience. Il n’y a qu’à se laisser prendre et enivrer. Ce n’est pas à nous de chercher la vérité mais c’est à nous, à l’instar de Job, de vouloir, d’exiger, de crier qu’elle nous cherche. « Je lui rendrai compte de tous mes pas/et je m’avancerai vers lui comme un prince » : Job n’a rien cédé. Fondane ne cède rien.
Il est plein de mots, ce Fondane, plein de la prose, de la poésie et de la dramaturgie des mots. Si, à ses yeux, la métaphysique est un combat, la poésie et la dramaturgie ne restent pas en arrière. En ces trois domaines, un souffle intérieur l’oppresse et le libère. En ces trois domaines, c’est l’individu qui proteste face au général. Et le théâtre de Fondane est le proscenium même de cette protestation.
Des trois pièces achevées que comporte le volume Théâtre complet, seule la première, Le Festin de Balthazar, a été jusqu’ici jouée : deux fois, à Paris, et mise en scène par André Cazalas, à la Nicolaïte de Chaillot (1987) et au théâtre de Molière Maison de la poésie (mars 2004). Dans la toute petite salle voûtée en sous-sol de ce théâtre où les acteurs n’étaient pas vraiment séparés des quelques spectateurs, le texte de Fondane enveloppait les pierres et les corps. Il faisait tomber les couches mentales. Il étonnait de toutes parts. On saisissait une âme. On augmentait la sienne. Le Festin de Balthazar est un appel, une exigence et un cri. Il y a toujours une révolte, jamais de résignation. Il y a toujours on ne sait, selon le mot du roi Balthazar, « quelle lutte obscure et intestine ». Sur les bords de l’Euphrate, Balthazar veut boire à la coupe sacrée du temple de Jérusalem. « Et puis, que Jéhova me brise ! » Balthazar n’est pas dans le blasphème, il est dans le défi. Il réclame une réponse : de Jéhova, de lui-même, des autres, qu’en sait-il ? Il veut « gifler la Grande Loi ». Encore et toujours l’obstination de Job : Fondane ne sort pas des thèmes chestoviens mais les amplifie, les diffuse dans les acteurs et les spectateurs. Il sort Chestov de la seule réflexion philosophique pour le faire entrer dans la vie de l’art et celle de tous. Et quoi de mieux, quel meilleur porte-voix que le théâtre pour exprimer que

l’homme n’est pas ce qui supporte sans se plaindre,
c’est ce qui crie, pleure et ne plie pas.

Autour de Balthazar évoluent les Masques, dont la Raison, à la présentation toute chestovienne :

Je suis l’esprit qui se méfie et qui renonce,
l’opération qui rompt, sépare et désunit,
le divorce éternel des sources et des fins.

Un ajout (non retenu) est plus catégorique, plus polémique :

Je suis aussi celui que 1’existence hait
et qui hait à son tour l’existence.

Balthazar questionne sans relâche autour de lui, et cherche et veut une réponse, c’est pourquoi il décide de boire à la coupe sacrée. Mais que cherche-t-il au juste ?

Je me sens plein de lui comme une gourde,
plein de son acte comme un mouvement !
Sors de moi, Jéhova ! Je te l’ordonne !

En buvant, n’est-ce pas du côté de l’arbre du savoir qu’il préfère se tourner ? À qui cède-t-il ? Distinguer l’homme de ses masques, l’homme de ses ombres n’est pas facile.
Le Festin de Balthazar est de 1932. Fondane l’intitula : Auto-Sacramental : cela renvoie à un théâtre sacré, au Mystère, mais plus métaphysique peut-être que proprement religieux. Sa deuxième pièce, Philoctète, datée de la même année mais commencée bien avant (les deux pièces d’ailleurs ont des ébauches en langue roumaine), est intitulée « Poème dramatique ». C’est le drame de la solitude. Philoctète est un guerrier grec du siège de Troie, abandonné par les siens dans l’île de Lemnos. Il garde cependant l’arc et les flèches d’Hercule. Au bout de dix ans, Ulysse tente de le ramener par la ruse, un oracle ayant déclaré que Troie ne serait prise qu’avec les armes du Héros. Nous ne sommes plus dans le Mystère, ni dans la tragédie qui, le rappelle Fondane, « est un rapport de l’homme aux dieux », mais dans « un drame qui n’oppose plus que des hommes entre eux ». Une fois de plus, le théâtre de Fondane, c’est ici les tréteaux de Chestov. De l’insurrection de l’esprit à l’encontre d’un héritage grec. On pourrait multiplier les exemples où Fondane ramène Athènes dans Jérusalem, les Grecs vers les accents de Job :

Et pourquoi suis-je né
s’il fallait mourir comme un chien,
pourquoi l’homme est-il né
s’il doit crever comme un chien
après avoir passé sa vie
à craindre cette même mort ?

L’ombre de Nietzsche n’est pas loin non plus. Et Plotin et Chestov ensemble :

… Il me faut recommencer
la lutte, la suprême lutte.

Rien n’est si bien tranché : chez les Grecs eux-mêmes, « il y a quelque chose au-dessus des Grecs ». Pour Philoctète, « une vie est plus qu’une raison ». Les longs murs d’Athènes, Fondane les place sous le mur des Lamentations.
Dans sa dernière pièce, Le Puits de Maule, Fondane, à travers son héros Holdgrave, veut conjurer la malédiction du passé et des « forces arbitraires, inhumaines, choquantes » ; le théâtre de Fondane devient plus proprement humain. Plus simple. Pas de métaphysique dans Le Puits de Maule, sinon le poids du passé. En 1943, année où Fondane l’écrit, « les forces arbitraires, inhumaines, choquantes » sont plus que jamais à l’œuvre. Elles vont bientôt le rattraper mais Fondane, on le sait, n’a pas peur : il rehaussera un peu le col de sa veste ce 3 octobre pluvieux et froid de 1944, avant de monter dans le camion. Qui peut faire main basse sur lui ? Benjamin Fondane meurt et commence.

1. Benjamin Fondane, revue Non Lieu (1978). Le témoignage d’André Montagne y a aussi été repris.
2. Lettre de Léon Chestov à Fondane (1932), in Non Lieu.