Le Point, 13 avril 2006, par Élisabeth Lévy

L’un sait, l’autre doute

Dialogue amical entre un croyant, Benny Lévy et un athée, Alain Finkielkraut : pourtant, ils ne sont pas si éloignés l’un de l’autre.

On ne naît pas français. On le devient. Pas par les droits. Par les livres. Par la soumission aux œuvres. Par la gratitude envers les auteurs. Conviction, espoir ou nostalgie, cette idée de la France qui est une idée de l’universel, Alain Finkielkraut l’oppose, pied à pied, à « la parole de feu » de Benny Lévy, interlocuteur exigeant devenu ami, « juif total » – décédé à Jérusalem en 2003. Le juif est étranger partout, dit l’un. J’habite une langue, répond l’autre, refusant de choisir entre ses deux fils à la patte : « Je suis français et je suis juif. »
Les amateurs de clivages binaires – qui se réduisent toujours peu ou prou au partage du monde entre « bons » et « méchants », vestiges honnis du passé et adorateurs triomphants du présent – seront déçus. Certes, ces dialogues électriques et électrisants qui courent sur une quinzaine d’années racontent une amitié toujours « au bord de la crise de nerfs », selon les termes de Finkielkraut. On ne s’attend pas à un paisible échange de vues entre l’homme du Livre et l’homme des livres, le juif de l’étude et le juif moderne, celui qui veut redresser et celui qui n’espère que comprendre. Celui qui sait et celui qui doute. Dès lors que Dieu les sépare, on pourrait penser que tout les oppose.
Tout serait simple si « la sortie de la religion » était le passage de l’ombre à la lumière. Délivré de ses antiques servitudes et de ses vieilles illusions, l’homme aurait troqué le ressassement du passé contre l’approbation du présent et la maîtrise de l’avenir, l’assujettissement du croyant contre la liberté de l’athée, la prison de la lignée contre les espaces infinis de la table rase. Dans cette vision du monde, le laïque se méfie de l’idée que les hommes pourraient être soumis à un principe qui les dépasse et les rassemble. L’autonomie humaine ne connaît pas de limite. C’est cette conception d’une laïcité née d’une « rupture parricide », d’une séparation entre l’homme et « la parole originelle », que retient Benny Lévy – pour la démolir. Pour Platon, explique-t-il, l’autonomie humaine, qui fonde la politique, ne saurait être totalement athée, dès lors qu’il faut bien qu’une instance tierce garantisse le pacte entre les hommes. « La loi, nécessairement, vient de plus haut. » Or, déplore-t-il, la laïcité moderne accomplit la défaite de la loi et la victoire du droit entendu comme le droit pour chacun de « déployer ses désirs ». Autant dire que le citoyen est exilé de ce monde livré à l’individu. Il n’est guère surprenant que Finkielkraut fasse chorus sur ce point. « À l’école, écrit-il, le paradigme de la transmission est noyé dans l’interactivité générale au nom des droits de l’homme. »
Il s’agit de comprendre les ressorts de cette étonnante convergence. Si les deux hommes trouvent naturellement le langage commun dont croyants et incroyants paraissent avoir perdu le secret, c’est bien parce qu’il y a quelque chose de religieux, ou plutôt de transcendant, dans cet humanisme européen dont Alain Finkielkraut est l’un des continuateurs les plus tenaces. D’où sa défense d’une « laïcité pieuse », d’une « transcendance intégralement humaine », qui, plutôt que de renoncer au sacré, l’a transféré du Livre aux livres, du culte à la culture, des contraintes de l’observance aux exigences de la liberté de pensée. « Être humain, dit-il, c’est être enseigné… Nous n’avons pas, comme le célèbre baron de Münchhausen, la capacité de sortir de la mare en nous tirant nous-mêmes par les cheveux. » Un propos qui n’est guère de saison dans un monde qui abomine toute hiérarchie et célèbre l’indistinction généralisée.
Entre la certitude de fer de l’un et la mélancolie habitée de l’autre, le combat paraît souvent inégal. « Mes vingt ans de combat pour l’école sont vingt ans d’échec, murmure Alain Finkielkraut. Ce que je défendais, je le vois disparaître ; ce qu’il défendait est un bloc d’éternité. La transmission est de son côté de moins en moins du mien. » Souvent ébranlé, il ne lâche pourtant jamais. Les livres, qui sont son armure contre l’époque, témoignent qu’il y a aussi de l’éternité ici-bas. « Moderne délivré de l’arrogance des modernes », il sait ce qu’il doit aux auteurs. La littérature oblige. Tous ceux qui, privés des réconforts du Ciel, refusent de se contenter des jouissances terrestres puiseront dans cette inébranlable foi l’énergie de combattre le nihilisme des temps. Si Dieu est mort, les maîtres sont éternellement vivants.