Revue d’éthique et de théologie morale, septembre 2007, par Jean-Michel Potin

Le Livre et les livres

Cet ouvrage, compilation de débats entre Alain Finkielkraut et Benny Lévy sur vingt ans, prend à bras-le-corps les questions les plus importantes du moment (les juifs et le reste du monde, la culture et la foi, le Livre et les livres) et permet, grâce à leurs rapports honnêtes et sans concessions et à leurs propos, très loin du politiquement correct sur tous ces sujets, de faire, un peu, avancer le débat.
La particularité de chacun des interlocuteurs est, pour beaucoup, dans l’intérêt de ce livre. Le premier, grand intellectuel, défenseur de la laïcité à la française, pourfendeur de la décadence de la France et de sa culture, de son éducation « bourdeusienne », « juif-dilué » (conversion du juif en philosophe), attribue au second, passé de l’apatride et maoïste secrétariat de Jean-Paul Sartre à la Torah, la qualité d’incarnation qui permet d’échapper à la dilution (p. 8). Nous sommes en présence de deux juifs marqués par le même questionnement (la référence à Emmanuel Lévinas est constante), mais aux parcours et aux choix très distincts.
Cette « dilution » du juif en philosophe est le premier grand débat de ce livre. Combien sont-ils ces juifs dilués qui ont marqué la pensée française depuis deux cents ans ? Et pourtant, a-t-on jamais tenté de comprendre pourquoi ils étaient si peu « dilués », justement ? Quand Finkielkraut, que l’on sent moins sûr de son parcours et de ses choix que Lévy, dit qu’il ne pourrait pas revenir à la Torah et abandonner l’univers de l’art, l’univers de la philosophie et l’univers de la littérature, Lévy lui répond qu’il n’aura pas à le faire puisqu’être juif, c’est étudier et observer : « À la croyance, à l’intimité, à ce qui se passe dans le cœur, à l’intentionnalité même, le judaïsme oppose le double régime de l’étude et de l’observance. Na’assé ve-nichma : “tu feras et tu entendras” » (p. 9). Le judaïsme n’est pas une croyance, ce n’est pas un sentiment religieux, ce n’est qu’une pratique de l’étude et de l’observance. C’est en cela qu’un juif ne peut jamais cesser d’être juif, surtout s’il est philosophe.
Ce rappel du pratiquant Lévy au philosophe Finkielkraut que le juif, en tant que juif, est déjà dans l’univers philosophique, littéraire et artistique, va être un peu nuancé par la suite. Ce sera tout l’objet du débat : faut-il lire les livres pour approcher le Livre ou bien Celui-ci suffit-il ?

Le Livre et les livres

Pour aborder cette question, il faut d’abord entendre l’appréciation de Finkielkraut sur la culture et sa transmission : le professeur est celui qui transmet la culture d’une société. Or, notre société actuelle, qui ne croit plus en sa culture, ne colporte plus aujourd’hui que des opinions. Le professeur (agent social) transmet alors des opinions sur la société, ce qui est la mort de la culture. La distinction foi/culture n’est pas pertinente pour Finkielkraut. Il y a quelque chose de la foi dans toute culture. La société française doit donc, de nouveau, faire le point sur ce en quoi elle croit : quel est le fondement de ce qu’elle enseigne ? La France doit quitter le terrain des opinions et revenir à l’esprit (p. 66, même si, pour cela, il faut commencer à déboulonner toutes les opinions, y compris la plus sacrée d’entre elles aujourd’hui, celle des droits de l’homme.
Pour comprendre maintenant le discours a priori négatif de Lévy sur la culture, un élément de sa biographie peut nous aider : « j’ai toujours considéré la “culture” comme mon ennemi le plus intime. […] Pourquoi ai-je été maoïste ? Parce que dans la décision en seize points du président Mao Tsé-Toung, celui-ci proposait de déraciner le concept de culture » (p. 58). À ce moment de la lecture, on pense à un autre « ennemi intime » de Lévy (Alain Badiou) qui tient, dans son Saint Paul. La fondation de l’universalisme (Paris, 1997), des propos tout aussi négativement maoïstes sur la culture. Cette alliance d’un juif orthodoxe et d’un ancien-toujours-maoïste contre la culture prouve la difficulté d’intégrer celle‑ci clans un projet social cohérent, qu’il soit laïc ou religieux.
Quand Lévy assène que « la culture est un voile par rapport à la pure transcendance, une barrière » (p. 58), Finkielkraut répond que le débat n’est plus entre laïcs et religieux, mais à l’intérieur même de chacun entre « tenants de la raison instrumentale et tenants de l’identité culturelle » (p. 76). Les débats actuels sur l’Islam laissent penser qu’il n’a pas complètement tort.
Mais c’est dans cette divergence de vues sur la culture qu’apparaît une question commune aux deux hommes : y a-t-il équivalence entre le Livre (révélé, le Livre saint, l’Écriture sainte) et les livres ? Les livres portent-ils quelque chose de ce que l’Écriture sainte révèle ?
Le chrétien qui pense cette question en termes d’inspiration (les auteurs de l’Écriture sainte sont tous inspirés par l’Esprit Saint et, en cela, portent quelque chose d’une révélation universelle) est surpris de voir que le juif Lévy emploie les mêmes catégories et le même vocabulaire : « Il est clair qu’il y a consonance [entre le Livre et les livres]. La proposition de Lévinas selon laquelle tous les livres doivent s’inscrire dans le sillage du Livre – non pas qu’ils doivent s’inscrire, mais qu’ils s’inscrivent dans le sillage du Livre –, qu’une grande littérature, une grande écriture est aussi inspirée (pas “aussi” au sens de “également”, mais inspirée comme le Livre des livres encore une fois, pas au même degré d’inspiration, mais cela relève de l’inspiration), cette proposition est la seule possible, à la vérité, pour traverser la culture » (p. 161-162). Malgré les reprises et les nuances amenant un certain flou dans cette phrase, Benny Lévy reconnaît donc l’inspiration dans la culture. Mais alors, comment sait-on qu’un livre n’est pas inspiré ? La réponse de Lévy est claire : « avec l’idolâtrie du beau […] Les livres doivent s’inscrire clans le sillage du Livre pour ne pas être un divertissement idolâtrique » (p. 163). Mais ce « devoir » rejoint alors la question de la foi de celui qui écrit. Peut-il y avoir concordance entre la culture française (par exemple) et la révélation divine ? Et, si oui, quelle est la foi de ceux qui écrivent ? Si l’ouvrage permet de cerner les vraies questions, les réponses sont rarement claires.

Le juif, modèle d’humanité

Finkielkraut rappelle que le juif est là pour participer à l’humanisation du monde : le juif, modèle d’humanité (p. 34). À cela, Lévy cite cette phrase magnifique de Levinas : « Israël égale l’humanité, mais l’humanité comporte de l’Inhumain et alors Israël se réfère à Israël, au peuple juif, à sa langue, à ses livres, à sa loi, à sa terre » (p. 157). Si l’on veut comprendre l’histoire du peuple hébreu, les choix de sa diaspora, le pourquoi du génocide ou l’actualité de l’État d’Israël, il faut prendre au sérieux cette phrase de Levinas. Les juifs se cessent jamais d’être juifs et c’est bien ce qui leur fut (est ?) reproché. Le destin des juifs n’est pas de rejoindre un universel plus grand qu’eux, ils vivent déjà selon l’universel, et c’est Lévy qui permet de le comprendre.
Car le judaïsme de Lévy n’est plus un messianisme. Lévy s’intéresse plus à Adam qu’au Messie. Il refuse « un homme à venir » (p. 126), qui est une proposition autant politique (Marx, Sartre) que strictement religieuse. Pour Lévy, « Adam est la forme même de l’universalité pour Israël ». Il rapporte les propos du prophète Ézéchiel qui dit à Israël : « Vous êtes Adam » (Éz 34:31). Cette conjonction entre anthropologie et religion, cette juste confusion entre ce qui est révélé et ce qui est déjà-là, est la seule question qui permettra de sortir des faux débats actuels sur laïcité et religion et sur les religions entre elles. En cela, Lévy n’apparaît donc pas comme un extrémiste religieux, mais comme un véritable philosophe, un ami de la Sagesse.

Un juif peut-il être laïc ?

Le débat glisse alors sur ce terrain de la laïcité. Pour Lévy (p. 21), le judaïsme ignore la laïcisation car le monde est issu de la parole originaire. C’est la parole de l’agora grecque, où l’on débat, qui va introduire la création de la laïcité. La parole ne crée plus, elle informe. Elle ne donne plus la vie, elle est échangée. Plus d’une fois, Lévy oppose Platon, qu’il met du côté de la parole originaire, et Aristote, qu’il met du côté du débat (voire du combat) : « Platon a essayé de retenir quelque chose de la parole de l’origine […] mais quand on arrive à Aristote, c’est-à-dire à Alexandre de Macédoine, c’est fini, le logos peut s’emparer du monde – ce qu’il fait grâce à l’épée d’Alexandre » (p. 39). Affirmer que le logos aristotélicien n’a servi que l’épée d’Alexandre risque de faire grincer certaines dents, ce n’est pas la moindre des qualités de la liberté de ton de Lévy.
Cette liberté fait du bien à la société française car elle bat en brèche des évidences maintes fois rabâchées et que l’on voit contester avec bonheur. La question n’est pas de savoir si Lévy a raison ou tort, mais d’entendre un autre discours, sur l’histoire notamment. Ainsi quand il affirme que les États modernes européens se sont constitués en se détachant de l’Empire chrétien, que c’est ce moment-là qui est celui de la sécularisation (p. 21), il s’oppose à la vision républicaine de l’État-nation qui s’est constitué en faisant l’unité des régions. La notion d’Empire chrétien ayant complètement disparu de la pensée politique, il n’est pas inutile de la réintroduire pour penser l’histoire de la laïcité.
Finkielkraut s’oppose à cette idée et rappelle que la nation française, la gens francorum, s’est forgée dans la référence au Royaume de David, qu’il y a une indéniable relation entre le peuple saint et la constitution des royaumes chrétiens d’Occident. Cela lui permet de développer l’idée que la haine de la France va de pair avec la haine des juifs ; c’est la même haine d’être soi : « L’Europe du Plus jamais ça est, avant tout, une Europe du Plus jamais moi » (p. 102).
Mais repenser le politique et repenser la démocratie obligent peut-être à entendre certains arguments de Lévy sur le fondement théocratique de la démocratie (p. 44) : « Si vous ne faites pas d’abord un pacte avec Dieu, avec qui allez-vous faire un pacte ? Avec un homme ? Mais si vous faites un pacte avec un homme qui sera votre chef, vous n’aurez jamais tous, mais tous moins un. Or, la démocratie exige tous. Donc, pour qu’il y ait démocratie, il faut imaginer un pacte (évidemment c’est symbolique)… avec Dieu […] ».
À l’heure où les échecs politiques font douter du régime démocratique lui-même, la notion de « pacte symbolique avec Dieu » fait entrevoir une porte de sortie.
On pourra toujours trouver Benny Lévy exagéré, extrémiste, trouver des raisons psychologiques à son parcours si cahoteux ; lui préférer le discours de Finkielkraut, plus pondéré, plus… français. Il n’empêche que, dans ce dialogue, c’est le second qui interroge et c’est le premier qui a quelque chose à dire. Ce dialogue est asymétrique : Finkielkraut est indéniablement plus modéré, plus soucieux de comprendre, mais c’est lui qui interroge et c’est Lévy qui donne les réponses, qui sait, qui projette, qui bâtit, qui est enthousiaste.
Même si ce projet, cette projection n’est rien d’autre qu’une réconciliation avec le monde dont on vient. C’est ainsi que le plus bel hommage de Finkielkraut à Lévy ouvre tout le livre : « Benny Lévy m’a réconcilié avec le monde dont je viens, le monde de mes grands-parents, ou même, pour être plus précis, de mes arrière-grands-parents. »