La Quinzaine littéraire, 15 mai 2007, par Étienne Tassin

L’Europe, après

Deux ouvrages qui semblent n’avoir rien de commun, si ce ne sont les hasards de l’histoire et de la langue. Et pourtant ! Né en Bohême en 1907, Jan Patocka fonde le Cercle philosophique de Prague avant d’être exclu trois fois de l’université : par les autorités allemandes pendant la guerre, par le régime communiste après 1948, et de nouveau après la répression du Printemps de Prague en 1968. Il donnera chez lui des séminaires clandestins qui tentent de tenir la promesse philosophique que porte avec elle l’idée d’Europe. Fondateur avec Vaclav Havel de la Charte 77, il meurt cette même année quelques jours après avoir subi un brutal interrogatoire de la police.

De trente ans plus jeune, né à Prague en 1936 dans une famille aisée d’entrepreneurs et d’intellectuels, Vaclav Havel eut à subir, lui, des autorités communistes, les conséquences de son origine sociale. Devenu écrivain, intellectuel engagé, conscience critique d’une société soumise à un régime totalitaire, actif en 1968, remarqué en 1975 pour sa virulente lettre au président Husak, porte-parole de la Charte 77 dont il fut également un des fondateurs, ses textes sont censurés et il est emprisonné à plusieurs reprises, dont une fois pendant plus de quatre ans. La « révolution de velours » le voit jouer un rôle de premier plan dans la formation du Forum civique, ce qui le conduit bientôt à être nommé en décembre 1989 président de la république tchécoslovaque, puis après la partition de la Slovaquie et de la République tchèque, à être le premier président élu de cette dernière en 1992, réélu pour un second mandat de 1998 à 2003. L’ancien dissident, autorité morale constamment réprimée pour son intransigeante critique du régime, aura non seulement cette singulière destinée de devenir, comme Lech Walesa ou Nelson Mandela, la plus haute autorité politique de son pays, mais surtout d’exercer cette fonction avec autant d’exigence, de noblesse et de dignité qu’il en avait mises à dénoncer les abus du pouvoir. Du chef d’État, on disait alors couramment qu’il était un « président philosophe ».
L’originalité de Jan Patocka, phénoménologue formé à l’école de Husserl, aura été de développer, comme nul autre philosophe ne l’a fait en cette seconde moitié du vingtième siècle, une réflexion philosophique fondamentale sur la signification politique et historique de l’existence humaine. Et, dans le sillage de Husserl mais selon une orientation politique que le philosophe de Fribourg n’avait pas envisagée, de penser, au sein de cette historicité politique, l’Europe, élevée à la dignité d’un concept philosophique, comme le principe d’une civilisation appelée à une domination technique planétaire où elle s’expose, de ce fait, à sombrer corps et biens.
En ce point où la réflexion sur la signification historique et civilisationnelle de l’Europe croise l’interrogation sur le sens du politique et les formes de l’exercice du pouvoir, les itinéraires militants du philosophe politique et du politique philosophe se rejoignent en une même lutte pour la liberté et la dignité humaines au sein de la Charte. Le philosophe en mourut, le politique en naquit. Tout au long des 430 pages du Livre de l’après-pouvoir, Vaclav Havel ne mentionne qu’une seule fois son aîné : « Quand j’ai vu pour la dernière fois Jan Patocka, le grand philosophe tchèque, c’était dans une salle d’attente de la prison de Ruzyne où nous avions été tous les deux interrogés au sujet de la Charte 77 et où je suis resté ; il me disait “Vous ne me croirez pas, mais la vie est très longue.” Cela m’a étonné mais aujourd’hui, alors que mon âge approche celui de Jan Patocka à l’époque, j’ai le même sentiment. Le sentiment d’avoir beaucoup vécu. » La longue vie de Jan Patocka devait s’éteindre quelques jours plus tard de retour chez lui ; celle de Vaclav Havel devait le mener de la prison de Ruzyne au Château de Prague où il allait assumer durant treize ans la plus haute charge politique. Ce passage de témoin reprend en sens inverse celui de Thomas G. Masaryk – le premier président philosophe de la Tchécoslovaquie auquel Jan Patocka a consacré de superbes pages dans La Crise du sens1 – à Husserl, comme si les terres de Bohême se distinguaient au sein de l’Europe par cette singulière interpellation de la philosophie et de la politique.
Ce livre de Vaclav Havel est aussi original que son auteur. Répondant aux questions de Karel Hvizd’ala qui l’avait déjà interrogé à distance en 19862, Havel mêle à ses réponses des extraits de notes datant des années d’exercice de ses présidences où sont consignées des observations pratiques sur la fonction présidentielle et la vie au Château et des pages de journal écrites lors de son séjour aux États-Unis en 2005 puis à son retour à Hradecek ensuite. La réflexion a posteriori est ainsi entrecoupée des témoignages d’un présent passé et d’un commentaire personnel qui à la fois rend compte du présent actuel et revient en témoin dédoublé sur les deux écrits livrés au lecteur. Aucun autre texte rédigé par un « politique de profession » si l’on peut dire, eût‑il la plume d’un De Gaulle, ne permettrait de saisir avec autant de chair et de franchise la dimension humaine de l’exercice du pouvoir suprême, surtout lorsque celui qui l’exerce doit le faire après quarante ans de régime communiste et dans l’impréparation d’une révolution qui le propulse sans expérience à la plus haute fonction. Intitulé en tchèque En deux mots, s’il vous plaît3 par référence à la dictature des journalistes de la télévision qui ne cessent de rétrécir le temps de parole, alors que l’essentiel des notes présidentielles concerne la rédaction des innombrables et remarquables discours que Havel rédigea au cours de ses deux présidences, ce livre peut en revanche à bon droit être dit le « livre de l’après pouvoir », exactement au sens où la réflexion de Patocka porte sur ce qu’il advient de L’Europe après l’Europe.
Car la question est celle de l’après, non pas tant dans la dimension chronologique de ce qui succède à un état présent qu’au sens conceptuel de ce qui s’affirme, du sein ce qui est, au‑delà de ce qui est et contre lui, et que désigne le terme post. De même que Patocka fut le seul à réfléchir, depuis une « autre Europe » – celle de la Bohême4 d’un point de vue culturel et du rideau de fer du point de vue politique – ce qui advient à « l’ère posteuropéenne » de l’Europe, de la même façon Havel aura été le seul à pratiquer le pouvoir autrement, au-delà des oppositions convenues d’une politique morale et d’une politique cynique, d’une politique utopique et d’une politique réaliste, et le seul à élaborer, comme ce livre le prouve après les autres, ce qu’on pourrait appeler une « politique postpolitique » correspondant à ce que lui-même nomma une « politique apolitique », c’est-à-dire non politicienne.
Or la « postpolitique » havélienne se remarque singulièrement à l’occasion de ses initiatives pro-européennes. Loin d’être un euro-enthousiaste, Havel sait que l’Union européenne « se laisse entraîner sans la moindre résistance dans la direction de l’actuelle civilisation mondialisée », subjuguée par le mythe de la croissance. Reniant l’héritage spirituel de l’Europe qu’elle avait incarné politiquement, renonçant semble-t-il à « sa tradition de responsabilité pour le monde », elle est devenue, écrit-il, « matérialiste et technocratique ». Mais c’est précisément là la raison d’un combat pour l’Europe d’après l’Europe, pour une Europe digne de ce que Patocka nomme, lui, « l’époque posteuropéenne » : l’Union peut « devenir l’exemple d’un ordre pacifique et politiquement juste sur le continent » si au lieu de suivre « le diktat de notre civilisation » consumériste et statonationale, affirme Havel, elle retrouve ce « soin de l’âme » par lequel Jan Patocka caractérisait le legs de l’Europe. Le diagnostic établi par le politique philosophe au contact des forces empiriques, entre autres lorsqu’il s’est agi de favoriser l’intégration de la Tchécoslovaquie puis des autres pays d’Europe centrale à l’OTAN avant même leur intégration à l’Union, rejoint celui qu’avait formulé le philosophe politique.
Le livre de Patocka réunit les essais qu’il a consacrés à l’Europe dès les années 40 et jusque dans les dernières années de sa vie. Ces essais constituent un ensemble unique d’une stupéfiante lucidité et d’une exceptionnelle profondeur. L’Europe n’y est pas un sujet secondaire, le cas d’une philosophie appliquée. Elle y occupe au contraire le rang d’un concept à la fois philosophique et politique décisif. Dans l’esprit de l’analyse que Husserl proposait de La crise de l’humanité européenne dès 1935, Patocka s’efforce de dissocier la domination planétaire de l’Europe, qui procède d’une culture technoscientifique et qui aboutit à une civilisation matérialiste, technologique, subordonnée à ce qu’il nomme « la vie nue pure et simple » vouée à la consommation, et sa signification spirituelle que lui lègue sa culture bimillénaire. Si le destin de la civilisation européenne est la domination technique planétaire où l’Europe se perd, le legs de l’Europe pour une post-Europe est le souci de l’humanité saisie en sa pluralité culturelle et son unité spirituelle. Tel est le paradoxe : si « l’ère planétaire est rendue possible par la technique et l’organisation européennes », par cette civilisation européenne qui s’est étendue à l’ensemble du monde sous le régime de la nécessité biologique de la vie, l’Europe d’après l’Europe doit, elle, réactiver sa signification philosophique originaire, le « soin de l’âme », qui ne désigne pas tant une attitude individuelle de salut de la conscience qu’une attention à ce qui élève les communautés humaines vers l’agir politique où s’éprouvent, « au‑dessus du plan de la vie pure et simple, […] la sollicitude responsable pour autrui et le rapport à la vérité ».
Jan Patocka aura été le seul philosophe de l’après-guerre à penser sérieusement la signification philosophique de l’Europe dans sa réalisation politique. Il est possible que Vaclav Havel ait été, lui, le seul homme politique qui eut à assumer la lourde responsabilité historique d’incarner ce paradoxal destin européen dans la vie politique du plus européen des pays d’Europe, avec tous les compromis et heurts que cette politique post-politique appelait. Ce qu’il fit sans réserves, et contre tous les préjugés, avec la distance et l’humour que l’esprit dresse devant le réel pour mieux l’affronter. Le lecteur du Livre de l’après-pouvoir est ainsi invité à réfléchir longuement sur cette sentence insolite qui, telle un koan zen, ponctue et clôt pour la relancer énigmatiquement la réflexion sur le pouvoir de Havel « (11.4.1999) […] 8/ Pour arroser, il faudrait un plus long tuyau. […] ».

1. J. Patocka, La Crise du sens, t. 1 et 2, Bruxelles, Ousia, 1985-1986.
2. V. Havel, Interrogatoire à distance, entretien avec K. Hvizd’ala, traduit par J. Rubes, L’Aube, 1986.
3. Prosim strucne, que ne rend évidemment pas le titre français, non sans d’une affligeante platitude.
4. Cf. Conférences de Louvain. Sur la contribution de la Bohème à l’idéal de la science moderne, texte établi par Valérie Lowit et Filip Karfik, introduit par B. Bouckaert, Bruxelles, Ousia, 2001.

Étienne Tassin est professeur de philosophie politique à l’université de Paris 7 Diderot, membre du CSPRP (Centre de Sociologie des Pratiques et Représentations Politiques). Spécialiste de Hannah Arendt, il a publié notamment : Le Trésor perdu. Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Payot, 1999 ; Hannah Arendt, L’humaine condition politique, L’Harmattan, 2001 ; Un monde commun. Pour une cosmopolitique des conflits, Le Seuil, 2003.