La Quinzaine littéraire, 1er février 1982, par Jean Lacoste

Jan Patocka a pris sa place après Comenius et Tomas Masaryk dans la tradition des philosophes et des défenseurs tchèques de la liberté, et rarement le nom de philosophe fut aussi honorablement porté. Patocka fut un des derniers étudiants de Husserl. Il contribua en particulier à l’organisation des conférences que Husserl fit à Prague à l’époque de la Krisis, à l’époque donc où le fondateur de la phénoménologie, prenant le parti de la raison, cherchait l’origine de la crise des sciences européennes dans l’oubli du « monde naturel ». Il n’est pas étonnant, dès lors, de voir Patocka rédiger un ouvrage intitulé Le Monde naturel comme problème philosophique en 1936 (publié en 1976 à La Haye, chez Nijhoff).
Philosophe interpellé par l’histoire, Patocka ne fut jamais longtemps, et tranquillement, professeur. La guerre, puis la mainmise soviétique, enfin les événements de 1968 vinrent interrompre ses activités purement académiques à l’université Charles. Patocka, d’après ce que rapporte Roman Jakobson, devait se contenter d’organiser des séminaires de phénoménologie privés, sinon clandestins. En janvier 1977, fidèle en un sens au testament de Husserl, Patocka devient un porte-parole du Groupe des droits de l’homme et du citoyen pour la Charte 77. Il rappelle dans un message que « la morale n’est pas là pour faire fonctionner la société ». Mais les harcèlements administratifs et les interrogatoires policiers prolongés épuisent le philosophe, qui meurt d’une hémorragie cérébrale le 13 mars 1977, « mis à mort par le pouvoir », selon l’expression de Paul Ricœur dans l’article qu’il consacra dans Le Monde du 19 mars à l’homme qui était depuis 1938 le représentant en Tchécoslovaquie de l’Institut international de philosophie.
Les Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire nous donnent l’occasion de prendre la mesure de cette pensée méditative et courageuse, qui tire des analyses de Heidegger à propos de l’être, de l’histoire et de la liberté, les éléments d’une conception de la responsabilité fidèle, et concrètement fidèle, au rationalisme de Husserl et à son humanisme. Hérétiques, ces essais le sont, non par rapport à la tradition phénoménologique, mais par rapport à l’anthropologie dominante en Tchécoslovaquie, au marxisme, au dogmatisme intolérant dont Patocka a pu sentir dans son métier, et sa vie même, les effets de la rage. Les secrètes racines de l’anthropologie marxiste sont ici exposées : le travail, le rôle libérateur de la technique, l’homme « générique », le « sens » de l’histoire. Mais elles sont exposées et subverties presque de façon indirecte, secondairement, au cours d’une méditation très dense, d’une extrême richesse, dominée par un très perceptible sens de l’urgence, et, en certaines pages, une vision vraiment fulgurante et même inquiétante. La défense des droits de l’homme, puisqu’il s’agit de cela, n’a rien de mièvre chez Patocka.
Pour Patocka, le monde de la vie de la dernière philosophie de Husserl, le « monde naturel », est le monde d’avant l’histoire, c’est-à-dire le monde d’avant la découverte de la « problématicité », d’avant la découverte de l’énigme de l’être chez les Grecs. L’homme d’avant la découverte grecque de l’histoire vit dans un monde dont le sens est immédiatement donné. Il occupe une place modeste mais précise dans la communauté des mortels et des dieux. En s’inspirant des analyses d’Hannah Arendt (Vita activa) Patocka montre que ce monde naturel est dominé par le travail, le « labeur » compris comme une corvée, une charge qui entrave la liberté, et qui soumet l’homme à la nécessité de la consommation et de la reproduction de la « vie nue ». Le travail, en ce sens, distinct de la production, définit une vie résignée. C’est cette résignation et cette acceptation d’une condition humaine, précaire, que Patocka retrouve dans les grandes civilisations orientales, sous l’influenœ très probabe de la vision hégélienne de l’histoire.

Naissance de l’Histoire

L’histoire ne commence donc qu’avec la découverte chez les Grecs de la problématicité de l’Être. (Comme chez Heidegger, la tradition juive ne semble jouer aucun rôle dans cette philosophie de l’histoire.) L’histoire prend naissance dès lors que l’homme comprend que sa vie jusque-là a été une vie de déchéance et qu’il existe une autre possibilité. L’homme découvre la liberté, non dans le travail, mais dans le questionnement et la vie politique. Philosophie et politique ont partie liée, et même origine : la mise en question de la tradition, du sens immédiatement donné, de l’existence acceptée. Avec les Grecs la communauté des hommes et des dieux est brisée, le domaine public se distingue du domaine privé, et l’on voit surgir l’égalité reconnue dans la compétition et le risque. L’égalité politique, dans la vision d’Arendt et de Patocka, entraîne l’antagonisme et le risque. C’est là que Patocka se sépare de Husserl. À la conscience transcendantale spectatrice impartiale de ce dernier, il oppose une subjectivité intéressée, engagée.
Si la métaphysique est la découverte de la problématicité du sens, la mise en évidence de la « compréhension », donc de ce qu’on appelle, en phénoménologie, la « donation » du sens, un risque surgit d’emblée : le nihilisme. Patocka est, comme le note Ricœur, hanté par la question et le péril du nihilisme. Le nihilisme est « le silence de la donation du sens » (p. 69) ; à mesure que la question de l’Être se dévoile, l’homme ne « comprend » plus le monde. La découverte de l’Être en ce sens est une crise angoissante qui met devant une alternative, un retour à la vie, donc à l’illusion du sens, ou la plongée dans le taedium vitae, et l’ennui.
Il s’agit d’un constat. Patocka, dans une complexe histoire, montre comment le christianisme, puis les sciences de la nature, et enfin le marxisme, aboutissent au nihilisme et donc, par un terrible retour dialectique, à une nouvelle préhistoire, où l’homme est de nouveau enchaîné à la vie et à la consommation, absorbé par les préoccupations quotidiennes et mobilisé par le travail. Y a-t-il une voie d’ouverte ? Difficile à dire. Et c’est peut-être là que réside la grandeur un peu sombre de cette apologie de la vie politique, du débat et de la défense des libertés. On ne peut vivre, dit Patocka, dans la certitude du non-sens. Mais il est possible de vivre dans l’atmosphère de la « problématicité », dans une vie « authentique » qui est une réplique au « surhomme », la réponse de Nietzsche au nihilisme.
Et c’est ici que Patocka approfondit encore son propos, qu’il le reprend, en allant plus loin qu’Arendt.

La vie authentique

La vie « authentique » (une expression typiquement heideggerienne) se définit par une responsabilité qui porte et s’expose. Elle s’oppose ainsi à la « préoccupation » quotidienne qui est fuite et divertissement. Mais elle s’oppose aussi à ce que Patocka appelle l’orgiaque, le « transport », l’extase. L’orgiaque, l’enthousiasme arrachent certes l’homme à l’enchaînement à la vie et à la corvée quotidienne du travail, du labeur, mais ne le libèrent pas. L’enthousiasme occupe le domaine du mythe, de la religion, de la poésie. Seule la philosophie grecque avec Platon ouvre à la vraie liberté. (On voit là encore comment Patocka emprunte à Heidegger des armes contre Heidegger). Ce thème de l’enthousiasme va nous conduire aux pages sombres, inquiétantes, de la fin de l’essai, sur la Guerre au XXe siècle. La Guerre au XXe siècle est une « revanche de l’enthousiasme orgiaque ». (Une idée parfois développée également par Walter Benjamin, en particulier à la fin de l’essai sur « l’œuvre d’art et sa reproductibilité »). La guerre veut révolutionner la vie quotidienne dans une mobilisation totale qui réduit à néant la responsabilité individuelle. Il ne reste plus dès lors que la Force, l’Être interprété comme Force et énergie, point extrême du retrait et de l’oubli de l’Être. Nature et homme sont destitués de tout « mystère », le monde n’est plus qu’un immense réservoir d’énergie. La paix elle-même n’est plus que la planification et la mobilisation par la Force.

L’expérience de la guerre

Dans des pages terribles, Patocka cherche, par une sorte d’acte de foi, à retrouver et à définir une expérience à la fois nouvelle et très ancienne, puisqu’on peut en avoir le pressentiment, selon lui, dans telle et telle formule d’Héraclite sur la loi divine de la guerre (polemos). Dans l’expérience de la guerre, dans l’expérience du front chez Ernst Junger par exemple, Patocka découvre une expérience de la guerre comme libération individuelle. Il découvre chez ceux qui ont risqué leur vie la « solidarité des ébranlés », il veut espérer que cette solidarité des ébranlés permette de dire non aux mesures de mobilisation qui éternisent l’état de guerre. Car cette expérience purement individuelle du front, qui expose l’homme à la mort, à sa propre mort, n’est rien d’autre que l’expérience même de l’histoire : « L’histoire est ce conflit de la vie nue, enchaînée par la peur, avec la vie au sommet qui ne planifie pas la quotidienneté à venir, mais qui voit clairement que la quotidienneté, le jour, sa vie et sa “paix”, auront une fin ».
Quels sont donc ces tyrans nouveaux de la Bohême, qui ne peuvent même plus accepter que se formule une pensée qui, par Heidegger et Hegel, se rattache finalement aux méditations stoïciennes d’Épictète sur la liberté et la peur de la mort ?